3 décembre 2021 5 03 /12 /décembre /2021 09:49
Promenade d'été.

                                                                                                           

   30 Août 1997

  

 

      Cétait il y a quelques années, nous faisions une promenade dans l’après-midi torride d’un été du sud. Le village et la campagne environnante semblaient assommés par la chaleur, en attente de la fraîcheur de fin de journée.

   Nous avions traversé quelques champs et un ou deux vergers, un chien nous accompagnait. Il courait, sautait partout, flairait toutes les pistes possibles, partait parfois au galop après un lapin distrait, ou essayait d’attraper un oiseau au sol. Malgré l’énergie qu’il mettait dans cette chasse, jamais il n’avait capturé quoi que ce soit. Et pourtant à chaque promenade le chien recommençait avec la même ardeur, avec un entrain et une joie totale. Sans aucun doute, tous ses "échecs" relatifs, ne s’étaient pas transformés en tristes souvenirs. Il ne savait pas s’apitoyer sur lui-même, car pour lui "hier" n’a aucune importance, en fait réellement le passé, "hier" n’existe pas. Seul compte la lumière du soleil, l’odeur de la terre, les talus et les fourrés remplis de caches et de terriers. Seul existe le présent, et dans ce réel, tout est inclus, l’oiseau, le lézard et le lapin gris, l’homme qui l’accompagne, les rangées d’arbres et les belles touffes d’herbes vertes. Et surtout, lui-même n’est pas séparé de cette immensité, de cette diversité qui engendre la beauté du monde.

  

    Après avoir longé un verger d’abricotiers, nous nous étions assis au bord d’un petit cours d’eau, celui-ci sillonnait de part en part, à travers le dédale des champs et parcelles qui s’étendaient à perte de vue. Le chien tout à son bonheur avait sauté dans l’eau, il pataugeait avec grand bruit et ignorait tout de la discrétion. Il avait sûrement flairé une nouvelle piste sur la berge voisine, et il fouillait avec obstination les roseaux et la maigre végétation présente. Il plongeait en créant des gerbes d’eau, ressortait en fonçant dans les feuillages, puis ressautait dans le cours d’eau. Tout ce remue-ménage fracassait le silence de l’après-midi, et toute la nature entendait le vacarme assourdissant. Le chien tout en continuant s’était à présent éloigné, nous étions calmes et très silencieux, sans pensées et immobile, assis sur les cailloux mis en place par la main de l’homme. Les yeux mi-clos, on appréciait pleinement cette lumière d’été, ou chaque chose resplendissait. La vision ne s’attardait sur aucune chose en particulier, quand un mouvement très lent se fit à notre gauche, juste à l’orée d’un bouquet de roseaux.  

    A un mètre à peine, un caneton venait de sortir du bosquet. Il posait une patte au sol, s’immobilisait, puis posait l’autre patte et s’immobilisait à nouveau. Il se déplaçait très prudemment, avec une lenteur surprenante. Toute son attention était portée sur l’homme assis, sur le danger potentiel qu’il représentait. Le caneton fuyait évidemment le chien, qui avec tout son bruit envoyait ses "proies" à l’opposées de son poste de chasse. L’oisillon avait dû traverser une bonne partie du bosquet, et il avait vu l’homme. Il avait observer un bon moment cet être immobile, danger ou pas danger ? Tous les hommes qu’il avait vu bougeaient tous, faisaient du bruit, et il le savait, étaient un danger mortel pour sa famille et lui. Puis celui-ci avait tranché, il n’y avait apparemment pas de danger, l’être semblait très calme, détendu, l’opposé d’un prédateur aux aguets. Cette tranquillité totale donna confiance au caneton, et chose contre nature, il se mit à découvert devant un homme, devant un de ces êtres qui depuis toujours chassent, tuent et mangent ceux de son espèce.

  

   Quand l’homme vit l’oisillon, aucun mouvement ne fut fait, si ce n’est les paupières qui se soulevèrent et les yeux qui suivirent le passage de l’animal. Cette beauté fragile, cette confiance et cette innocence offerte était une preuve que l’amour est perçu. Et que dans cette relation, dans cette unité, il ne peut y avoir de séparation, donc pas de prédation naturellement ; - pourquoi vouloir s’attraper et se détruire soi-même ? Dans cette relation, évidemment la peur et la crainte s’évanouissent, même si l’on reste prudent et attentif. D’ailleurs sans attention, on ne peut rien voir, rien comprendre, rien démonter, et quand l’esprit est rempli de mille illusions, comment pourrait-il s’ouvrir à la réalité ? L’oisillon disparut plus bas parmi les gros cailloux blancs et roux, le chien au loin continuait sa course folle. Nous nous levâmes doucement, c’était une journée magnifique, le ciel était d’un bleu les plus pur, il faisait chaud, et nous vîmes que nous étions véritablement en plein Eden. Nous commencions alors à marcher tranquillement, on imaginait que peut être le caneton nous regardait partir. Cette rencontre nous bouleversait, la vie est fragile et l’être humain est tellement brutal et violent. En s’offrant à notre vue, totalement démunit, sans aucune protection, l’oisillon avait dit "regarde comme je suis beau, mais aussi comme je suis fragile, tu peux me détruire, me réduire à néant. Pourtant je te fais confiance, je m’offre à toi sans armure, je n’ai aucune défense.  J’oublie toute la violence des tiens, je leur pardonne tout, " hier " n’existe pas. Je sais que maintenant il peut y avoir autre chose, quelque chose de rare, peut être pas unique, mais rare. J’ai vu qu’il y avait autre chose que la peur et la crainte, je sais que tu le vois aussi. Je t’ai donné cela, je l’ai découvert, jamais je ne l’oublierai et jamais je ne l’ai connu".

  

    Dans un autre temps, on aurait vénéré l’oiseau comme une divinité et on aurait réduit cette vérité en symboles creux. C’était il y a plus de dix ans, mais "cela", qui est au-delà de la peur et de la crainte, "cela" existe toujours. Cette qualité est indépendante du caneton, ou de tout autre être ou animal, simplement cela peut s’exprimer dans une relation au monde. Dans une relation au monde entier, pas à une partie congrue, réduite par la famille, la nation ou la religion. Mais par une relation entière, ou rien n’est retranché ou rejeté. C’est dans cette totalité, dans cette plénitude qu’alors peut s’exprimer l’amour. C’était il y a plus de dix ans, c’est maintenant, c’est intemporel et très sensible, avec de l’intelligence et de la beauté.

    Et parfois les yeux se brouillent, les larmes viennent, et l'extase s'empare de tout, de l'écrivain, des souvenirs, du monde entier.

  - La béatitude est là, et véritablement, sans aucun intellect, un autre monde s’offre alors.
 

 

    Paul Pujol," Senteur d'éternité  "

  Editions Relations et Connaissance de soi

  "Promenade d'été", pages 173 à 176.   

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13 janvier 2021 3 13 /01 /janvier /2021 10:44

                                                                                                                                                           Photo: L. Ingles
   

 

  

   Dehors le vent soufflait avec insistance, et la nature était en attente du long sommeil hivernal. On ressentait tout le travail de la forêt, qui en elle-même s'évertuait peu à peu, à ralentir et à calmer la croissance des arbres et des plantes.

    La montagne elle aussi était tranquille, et le ciel qui la couvrait de part en part, prenait quelquefois la teinte grise des jours de pluie. Aux alentours, les couleurs ocre et rouge de l'automne étaient présentes, et l'on distinguait un peu partout le tapis brun des feuilles mortes et séchées. Toute cette nature, avec son espace infini, vous entourait et vous acceptait dans son intimité ; vous ne vous sentiez pas du tout un étranger parmi le monde des fleurs, des arbres et des oiseaux. En contemplant la beauté présente, vous vous demandiez pourquoi l'homme s'était-il exclu des monts immobiles et des forêts silencieuses, comment l'homme avait-il pu devenir insensible au soleil du matin ?

   

    Vous songiez à la férocité de l'homme à travers le monde ; - mais, vous ne vous souciez pas de trouver une réponse, vous regardiez simplement l'immensité du ciel, sans aucune présence de la pensée, vous observiez ce bleu brillant. L'espace d'un ciel est étrange, car si l'on fait attention, on réalise qu'il n'a pas de fond, qu'il est dénué de tout support, il ne repose sur aucune chose. L'espace d'un ciel ne repose sur aucune terre, c'est la terre elle-même qui est comprise et incluse dans le ciel. Dans cet espace tout peut être logé, les plus hautes tours, les plus grandes montagnes, ainsi que les lueurs des plus lointaines étoiles. Toutes les mesures, le haut, le bas, le loin et le près, sont des valeurs inadéquates, sont un non-sens dans cette dimension.

 

    Un espace qui n'est pas espace entre deux points, est un espace infini ; tous les éléments figurent dans cette dimension, mais aucun d'eux ne limite ou ne boucle cette dimension. C'est un point donné, fixe, qui donne une distance à l'espace, entre lui-même et un autre point. Un centre part toujours de sa propre situation, et projette à partir de là, une dimension vers l'extérieur, vers autrui et vers le monde. L'homme part toujours de ses propres conclusions, et, de là, il essaie de s'ouvrir au monde extérieur ; donc la dimension de son ouverture sera limitée par ses propres conclusions et assertions personnelles.

    A présent, de gros nuages gris obscurcissaient le ciel, cachant momentanément le soleil. Ils avançaient avec rapidité, et personne ne pouvait savoir vers quelles destinées ils se rendaient.
    

 

           
   Paul Pujol, "Senteur d'éternité".
   Editions Relations et Connaissance de soi

   "Hiver 1984", pages 52 à 53.      

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30 juin 2019 7 30 /06 /juin /2019 16:59


 

 

 

    La vérité n'est pas une chose que l'on puisse apprendre, avec méthode ou assiduité ; on ne peut utiliser de système pour y parvenir. Car un système se réfère à des données établies, à des données fixes. Donc l'instruction de la vérité consiste à se faire correspondre progressivement à ces points de base. Lorsque l'homme entre dans un système, son apprentissage consiste à avoir des expériences qui correspondent à certaines références. L'homme expérimente par le concret des états, lesquels sont prévus par des définitions bien précises.

 

    Voyons que la pensée, dans un système donné, se sent en sécurité, car dans un système préétabli l'homme part d'un connu théorique, et expérimente par la suite le concret de ce connu. Des faits qui correspondent à ce qui doit être. Voyons que la pensée prend les points de base, les capte et se persuade qu'elle doit expérimenter de tels états pour parvenir à la vérité. La pensée façonne une idée de la vérité, et forme le chemin qui y mène. La pensée prépare tout le processus, et dans ce processus se trouve la réalisation de la "dite vérité". Donc l'homme va dans une direction, fait les choses prescrites, et expérimente la vérité ; observons bien que dans ce circuit il n'y a aucune découverte, tout y est préparé, aplani pour que la pensée, une fois sécurisée, puisse créer son propre enchantement. Tout ceci renforce la pensée, car à présent elle s'affirme libre de toute entrave. Voyons profondément que tout système évolue à l'intérieur de lui-même et qu'il n'a pas de contact avec ce qui lui est extérieur. Dans un système, la liberté est détruite, et la pensée étant sans cesse ambitieuse, s'y sent à l'aise. Ce système crée alors la prétention, qui n'est qu'un renforcement de la peur des autres et du monde. Tout système a pour but de se valider soi-même, et non de découvrir quelque chose. Tout système est à l'opposé de la découverte.

 

    Donc la vérité ne peut être atteinte par la petitesse des systèmes de pensée, qu’ils soient religieux, philosophiques ou même politiques. La vérité ne peut s'apprendre, mais on la découvre d'un seul coup, sans une seule raison. La vérité ne parvient à l'homme que lorsque celui-ci s'est délesté de toutes ses contradictions, de tous ses mensonges, de toutes ses illusions engendrés par la pensée. Et la plus grande des illusions est de croire qu’il y a un chemin qui mène à la vérité. Il n'y a pas de chemin qui aille vers la vérité. Le seul sentier est celui des peines et des douleurs quotidiennes, et il ne mène nulle part. Ce sentier rempli de misère doit être compris profondément ; on doit voir toute la folie créée par l’homme ; on doit regarder en face le monde et son abomination. Tel est le sentier.   

    Et lorsqu'on perçoit l'état du monde et la laideur qui y siège, on prend conscience de son rôle dans cet état des choses. Alors l'homme rejette toute cette laideur et toute cette folie, d'une manière totalement libre.

    Alors, et alors seulement le mensonge n'est plus, et c'est la vérité qui est.
 

  

  Paul Pujol, Senteur d'éternité.

  Editions Relations et Connaissance de soi

  "La vérité ne peut-être apprise", pages  59 à 60.    

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10 novembre 2018 6 10 /11 /novembre /2018 14:45

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Juin 1990

 

     

 

    La vie de l'homme n'a aucune signification profonde, n'a aucun sens réel, qui soit au-delà de la simple réaction, qui soit autre chose qu'une action due à un conditionnement. L'homme, tout au fond de son être, sait cela, il sait l'illusion des apparences. Le visage peut se voiler de satisfaction, mais l'esprit, lui, ne le peut pas, seuls les sentiments profonds le modèlent et le transforment. L'esprit de l'homme n'est pas touché par les agencements extérieurs, sa crainte et son non-accomplissement sont ses seules bases.

    C'est sur ces bases que l'esprit crée l'illusion du moi, car le moi qui perdure après la mort donne un espoir, puisque tout ne s'achève pas. Le non-accomplissement de l'esprit est moins pesant, car il y a de nombreux futurs pour s'accomplir. Tout ceci apaise l'esprit, car on lui donne une échappatoire, son état présent n'est pas irrémédiable, demain la solution sera trouvée. Et l'esprit se satisfait, l'inertie et la somnolence s'installent, ce qui aide encore à mieux oublier ce qui est présent, là, tout au fond, c'est à dire le centre même de l'esprit. Voyons que ce mécanisme ne résout aucune chose, il permet à l'esprit de s'assoupir et de ne pas affronter la réalité ; cela entraîne une satisfaction des limites. L'esprit s'émousse, car il accepte la laideur en lui, il ne veut pas la détruire, il la gère de son mieux afin de subir le moins de dérangement possible.

 

    Quels sont les fondements de la crainte, et du sentiment de non-accomplissement de l'esprit ?  La crainte de l'esprit humain est essentiellement basée sur le refus viscéral de la mort. L'esprit de l'homme tout au long de son existence à façonné l'image d'un moi, c'est-à-dire une partie de l'esprit qui soit autre que la matière, que le physique. Cette croyance est créée par le mouvement permanent de la pensée, celle-ci cherche toujours à se prolonger dans le temps, à exister sur une base statique, figée. Cette croyance est étroitement liée au sentiment de non-accomplissement, chaque homme possède cela en lui, mais très peu arrivent à définir exactement cet état intérieur.  

    Qu'est-ce donc que le non-accomplissement ? Une chose qui n'arrive pas à s'accomplir pleinement, c'est une chose qui n'arrive pas à utiliser la totalité de ses possibilités. C'est un état, où un être humain doué de vie et de sensibilité extrême, ne peut exprimer pleinement toutes ses facultés. Donc au tréfonds de l'homme siège son esprit, cet esprit ne peut vivre pleinement, ne peut s'exprimer entièrement. Quel rapport existe-t-il, entre cet esprit individuel non-accompli, et la croyance profonde du moi ? Le moi est considéré comme étant "la partie divine" de l'esprit, cela est son essence même. Donc l'esprit n'est pas essentiellement crainte, violence, jalousie et ambition ; étant d'essence divine, il n'est plus uniquement un produit conditionné. Aucun être humain ne peut s'accomplir pleinement si son action est limitée par des démarcations, si belles soient-elles. Le moi est la partie privilégiée de l'esprit, mais l'esprit de l’homme dans sa totalité n’est-il pas un produit entièrement conditionné. Les sensations, la mémoire, le cerveau, les pensées et les sentiments, tout cela forme l'esprit humain. Il ne peut agir autrement que par référence aux conditions de toute vie ; cela n'est ni triste, ni gai, ni plaisant ou déplaisant, "cela est".

 

    L'esprit peut créer l'illusion d'un moi différent, ce moi est engendré par l'esprit, par la pensée. Par cela nous voyons que le moi est également violent, haineux et ambitieux, car il ne vit que pour ses existences futures, il méprise le présent et les actes simples de la vie quotidienne. Le moi désire seulement se préoccuper de vie mystérieuse et spirituelle, mais cette action entraîne un mouvement égocentrique très important.  

    Voyons l'ensemble du processus : l'esprit humain est incomplet, il sent qu'il ne vit pas pleinement, il se sent limité. Ce sentiment d'insatisfaction, de non-réalisation, entraîne la recherche, la croyance, et l'existence d'un "moi divin", partie qui transcende la mort et les conditions de vie humaine. Nous voyons que dans la réalité, le moi qui est une partie de l'esprit, est identique à l'esprit. Il vit par le désir, la mesquinerie et la tromperie, ses "qualités" sont identiques à celles de l'esprit. Alors l'esprit au travers de sa croyance, perçoit confusément que même comme cela, il demeure limité, il ne peut s'épanouir totalement. L'esprit humain peut-il s'accomplir véritablement ? L'esprit humain est un ensemble qui comporte le cerveau, la mémoire et les pensées, sur cela se greffe tout le reste : sensations, émotions, sentiments. Regardons avec lucidité ce qui est, usons de la vision profonde : l'esprit tel qu'il est, n'arrive pas à vivre une totale plénitude. Donc nous voyons que les sensations, les émotions et les sentiments ne suffisent pas pour amener la plénitude dans l'être. Nous avons mis de côté la croyance dans une entité "immortelle et divine", nous avons vu son illusion ; car cela était simplement une partie de l'esprit, et donc était de même essence. Regardons maintenant ce que nous appelons l'esprit humain, nous pensons tous avoir un esprit propre, un esprit différent d'autrui. Nous sommes persuadés que notre cerveau est unique, que nos pensées sont personnelles, c'est-à-dire qu'elles sont forcément différentes des pensées de notre voisin.  

 

    Mais cela est-il réel ? Suis-je véritablement différent de l'autre ? Lui aussi a l'impression d'être brimé, il connaît aussi cette même solitude, il recherche désespérément l'amour, comme moi et comme tout un chacun. Le mouvement de la pensée est identique dans tous les hommes, c'est à dire que cela est un mouvement, une quête incessante de réalisation, de perfectionnement de soi. Une amélioration constante qui donne naissance au concept de temps psychologique. Nous avons rejeté le moi, mais à l'intérieur de nous, l'esprit poursuit son œuvre. La pensée crée des images de lendemains meilleurs, et l'homme court après ces paradis futurs ; mais jamais l'homme n'atteint le futur, il demeure toujours dans le présent. Notre esprit n'a pas de caractéristiques qui le mettent hors de l'humanité. Le fonctionnement du cerveau, des pensées, est le même pour tous les êtres humains. Cela entraîne que la liberté ne se trouve pas dans l'illusion d'un esprit séparé, autonome, indépendant du monde qui l'entoure.

    Sommes-nous donc voués à être des clones amorphes, tous moulés sur un même schéma ? Nous voyons, que plus l'homme utilise son esprit pour devenir libre, plus il s'enchaîne à des actions mécaniques. L'esprit humain peut-il avoir d’autres moyens d’investigation que la pensée et la mémoire? Voyons d'abord que l'homme n'est que mémoires. Ses pensées, ses déductions, ses actions sont basées sur la mémoire. Donc si on va au-delà de la mémoire, on va au-delà de l'homme. L'esprit humain peut-il être simplement "esprit" ? Existe-t-il autre chose que la mémoire ? Nous touchons quelque chose d'essentiel. L'esprit de l'homme, son cerveau, peuvent-ils exister au-delà de toute mémoire, de toute référence ?

 

    Il est dit à travers le monde, que le cerveau n'utilise réellement que très peu de ses possibilités. Le cerveau peut-il avoir d’autres fonctions que celle de mémoriser ? Cette action mécanique, si elle seule existe, ne fait-elle pas partie de ce qui sclérose l'esprit ? L'homme est en permanence submergé par ses pensées, il ressasse constamment ses malheurs et ses peines, ou bien il s'enlise dans les souvenirs de délices passés. Cela détériore l'esprit, le cerveau se réduit à cela. Mais regardons l'oiseau qui s'envole en criant, voyons le regard clair et vif du chien prêt pour le jeu ; n'y a-t-il pas là un message, une indication ? Lorsque l'on se trouve face à une chaîne de montagnes enneigées, ou face à un crépuscule finissant, irradiant de rouge le ciel entier, pendant quelques instants la crainte et la souffrance se sont dissipées. L'esprit pendant quelques instants s'est trouvé soulagé de son fardeau. Devant le spectacle grandiose de la nature, les pensées se sont tues momentanément. Pendant le ravissement, la mémoire et les souvenirs, tout cela n'existait plus, seul comptait la beauté offerte au monde par la montagne ou le ciel.

    Dans cet instant, voyons quelle était l'action de l'esprit, du cerveau : pas de mots, pas de pensées, aucune mémoire, seul comptez ce qui était présent. Dans l'esprit il n'y avait qu'une seule chose, c'était de l'attention, un regard attentif à ce qui est. Dans cette action, le cerveau également est attentif, c'est à dire qu'il demeure silencieux, sans message aucun, mais il n'est pas endormi, en fait il palpite et vibre, tellement l'attention le tient en éveil. Dans l'attention, le cerveau est au repos, inactif. Celui-ci est immobile, alors c'est l'esprit qui perçoit directement, sans commentaire, sans analyse. Le cerveau, par son silence, permet à l'esprit de "voir". Cette vision n'a aucun lien avec la mémoire et l'éducation, n'a aucune relation avec le conditionnement humain ; c'est seulement dans cette action que l'esprit "est" autre. Cette vision directe de l'esprit discerne véritablement les choses telles qu'elles sont. Cette action a pour effet de se clarifier elle-même, lorsque la lumière touche la pénombre, la clarté va en grandissant sans cesse. 

 

    La vision directe, profonde, libère des chaînes du moi et de la mémoire ; et c'est seulement quand toutes les chaînes sont rompues, que l'esprit peut croître et se développer totalement, pleinement. Sans la vision profonde, qui est clarté et lumière, aucun être ne peut briser la crainte et l'appréhension, aucun être ne peut s'accomplir totalement.

    La vision profonde dénoue tout problème sur lequel elle se pose ; - son regard efface toute blessure, toute peine, ainsi que toute violence et toute haine.

    Alors, lorsque toutes les frontières sont tombées, alors l'esprit peut croître démesurément, il peut remplir les cieux et l'univers ; - il peut devenir l'étoile et l'abeille, car alors c'est l'esprit qui "est", et cela n'est autre que l'infini.

 

      

       

    Paul Pujol, "Senteur d'éternité"

    Editions Relations et Connaissance de soi

    "Le non accomplissement, ou la crainte de l'esprit", pages 123 à 129. 

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20 décembre 2015 7 20 /12 /décembre /2015 10:50

 

Une étoile dans la nuit.

 

 

     Le ciel était gris sombre, des nuages pesants menaçaient d'éclater depuis quelques jours, mais la pluie refusait obstinément de tomber. Durant la saison chaude, la sécheresse avait été exceptionnelle, et la terre avait un besoin impérieux d'eau. Toutes les plantes pourraient alors se laver et se dépoussiérer, les rivières pourraient remplir leur lit, afin de grossir leurs flots, et elles porteraient une nouvelle fois la vie sur leurs berges et dans les champs. Mais à présent, seuls les nuages aux couleurs obscures étaient là, ils dessinaient des ombres immenses sur les montagnes avoisinantes. Des monts entiers étaient totalement recouverts par ces taches sombres. Les bois et les forêts avaient également pris un vert plus soutenu, plus dense, et la terre, elle-aussi, s'était assombrie. La lumière du jour en était transformée, elle était plus présente, plus vivante, par cela, c'était la beauté qui s'exprimait, qui s'offrait au monde en ce début d'automne.

 

    On devinait au loin la mer, devenue un océan gris émeraude, masse mystérieuse, sombre et profonde, où viennent mourir en pentes douces ces montagnes du sud. Le soleil ne pouvait percer cette carapace de nuages ; l'air en était devenu plus frais, et le corps s'adaptait avec lenteur à ces brusques changements de température.

    Des oiseaux de pluie, martinets et hirondelles, volaient en tous sens à présent, ils zébraient l'air de leur vol vif, et frôlaient le sol à toute allure. Ils étaient noirs et blancs, agiles et très gracieux, leur corps fin était soutenu par de longues ailes étroites, et leur queue fourchue finissait en deux petites pointes d'ébène. Tout en rasant le sol à grande vitesse, ils se nourrissaient en happant les nombreux insectes présents. Ces oiseaux semblaient posséder une énergie illimitée, ils semblaient ignorer le repos. On les avait vus, dès le lever du soleil, s'envoler dans le ciel en criant leur joie, et depuis ils paraissaient ne jamais s'être arrêtés ; sans doute n'en était-il rien, cependant leur vol n'avait pas connu de baisse de vitalité depuis le matin. L'homme également veut toujours être rempli d'énergie, mais cette quête est une quête de possession et de rétention, lorsque l'on veut posséder l'énergie, on détruit celle-ci. L'eau tumultueuse d'un torrent, une fois enfermée dans un bocal, perd toute sa fougue et toute sa vie.     

   Énergie et liberté sont inséparables. Une énergie pure est sans fondements, de même sans directive, ni but, elle ne possède aucune architecture propre ; par cet état de fait, l'énergie peut engendrer tout ce qui est. La liberté vraie n'est pas, et ne peut pas être structurée, elle est au-delà de tout ordre, elle n'est pas l'agencement de certaines choses ; de la liberté sort ce qui est, c'est-à-dire l'ordre de l'univers, et l'univers lui-même, l'ordre de l'agencement de toute matière. En fait, l’énergie, la liberté font en sorte que la création soit.

 

     A présent, les oiseaux avaient tous disparu, ils s'étaient éclipsés sans bruit, le jour commençait à décliner et la pluie viendrait peut-être avec la nuit. Dans le ciel, les nuages étaient devenus moins compacts, et l'on pouvait apercevoir l'étoile du sud, premier point lumineux, bientôt suivie par la lune elle-même. Cette journée qui s'achevait, donnait au monde une tranquillité et une quiétude qui se répandaient sur la terre entière. Bien que venant avec le soir, cette douceur était totalement libre, car on savait qu'elle pouvait se prolonger indéfiniment, ou au contraire s'arrêter et disparaître sans bruit, ni fracas. Cette paix est de toute éternité, et cependant, elle est toujours neuve et différente, toujours autre et à chaque fois unique. - Lorsque l'esprit prend contact avec cela, alors la liberté et l'éternel ne font qu'un.

 

    Au loin, bien au-delà des montagnes, les orages grondaient et tonnaient dans la nuit. La pluie offerte était une véritable bénédiction, toute la vitalité, la force incalculable de l'univers étaient présents, le cœur et l'esprit n'en étaient pas séparés.

    La pluie commençait doucement à frapper sur les vitres, et soudain, sans cause aucune, la béatitude apparut, libre, pure et  entière.                                                

     

 


     Paul Pujol, "Senteur d'éternité".

    Editions Relations er Connaissance de soi

    "Des orages dans la nuit", pages 107 à 109.    

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