10 septembre 2024 2 10 /09 /septembre /2024 18:26

 

Une étoile dans la nuit.

 

 

     Le ciel était gris sombre, des nuages pesants menaçaient d'éclater depuis quelques jours, mais la pluie refusait obstinément de tomber. Durant la saison chaude, la sécheresse avait été exceptionnelle, et la terre avait un besoin impérieux d'eau. Toutes les plantes pourraient alors se laver et se dépoussiérer, les rivières pourraient remplir leur lit, afin de grossir leurs flots, et elles porteraient une nouvelle fois la vie sur leurs berges et dans les champs. Mais à présent, seuls les nuages aux couleurs obscures étaient là, ils dessinaient des ombres immenses sur les montagnes avoisinantes. Des monts entiers étaient totalement recouverts par ces taches sombres. Les bois et les forêts avaient également pris un vert plus soutenu, plus dense, et la terre, elle-aussi, s'était assombrie. La lumière du jour en était transformée, elle était plus présente, plus vivante, par cela, c'était la beauté qui s'exprimait, qui s'offrait au monde en ce début d'automne.

 

    On devinait au loin la mer, devenue un océan gris émeraude, masse mystérieuse, sombre et profonde, où viennent mourir en pentes douces ces montagnes du sud. Le soleil ne pouvait percer cette carapace de nuages ; l'air en était devenu plus frais, et le corps s'adaptait avec lenteur à ces brusques changements de température.

    Des oiseaux de pluie, martinets et hirondelles, volaient en tous sens à présent, ils zébraient l'air de leur vol vif, et frôlaient le sol à toute allure. Ils étaient noirs et blancs, agiles et très gracieux, leur corps fin était soutenu par de longues ailes étroites, et leur queue fourchue finissait en deux petites pointes d'ébène. Tout en rasant le sol à grande vitesse, ils se nourrissaient en happant les nombreux insectes présents. Ces oiseaux semblaient posséder une énergie illimitée, ils semblaient ignorer le repos. On les avait vus, dès le lever du soleil, s'envoler dans le ciel en criant leur joie, et depuis ils paraissaient ne jamais s'être arrêtés ; sans doute n'en était-il rien, cependant leur vol n'avait pas connu de baisse de vitalité depuis le matin. L'homme également veut toujours être rempli d'énergie, mais cette quête est une quête de possession et de rétention, lorsque l'on veut posséder l'énergie, on détruit celle-ci. L'eau tumultueuse d'un torrent, une fois enfermée dans un bocal, perd toute sa fougue et toute sa vie.     

   Énergie et liberté sont inséparables. Une énergie pure est sans fondements, de même sans directive, ni but, elle ne possède aucune architecture propre ; par cet état de fait, l'énergie peut engendrer tout ce qui est. La liberté vraie n'est pas, et ne peut pas être structurée, elle est au-delà de tout ordre, elle n'est pas l'agencement de certaines choses ; de la liberté sort ce qui est, c'est-à-dire l'ordre de l'univers, et l'univers lui-même, l'ordre de l'agencement de toute matière. En fait, l’énergie, la liberté font en sorte que la création soit.

 

     A présent, les oiseaux avaient tous disparu, ils s'étaient éclipsés sans bruit, le jour commençait à décliner et la pluie viendrait peut-être avec la nuit. Dans le ciel, les nuages étaient devenus moins compacts, et l'on pouvait apercevoir l'étoile du sud, premier point lumineux, bientôt suivie par la lune elle-même. Cette journée qui s'achevait, donnait au monde une tranquillité et une quiétude qui se répandaient sur la terre entière. Bien que venant avec le soir, cette douceur était totalement libre, car on savait qu'elle pouvait se prolonger indéfiniment, ou au contraire s'arrêter et disparaître sans bruit, ni fracas. Cette paix est de toute éternité, et cependant, elle est toujours neuve et différente, toujours autre et à chaque fois unique. - Lorsque l'esprit prend contact avec cela, alors la liberté et l'éternel ne font qu'un.

 

    Au loin, bien au-delà des montagnes, les orages grondaient et tonnaient dans la nuit. La pluie offerte était une véritable bénédiction, toute la vitalité, la force incalculable de l'univers étaient présents, le cœur et l'esprit n'en étaient pas séparés.

    La pluie commençait doucement à frapper sur les vitres, et soudain, sans cause aucune, la béatitude apparut, libre, pure et  entière.                                                

     

 


     Paul Pujol, "Senteur d'éternité".

    Editions Relations er Connaissance de soi

    "Des orages dans la nuit", pages 107 à 109.    

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28 novembre 2023 2 28 /11 /novembre /2023 09:33

   


 

 

    Tous ces systèmes ne cherchent aucunement la Vérité; et par cela même, toutes ces religions, ces gurus, ces sectes, toutes ces organisations ne peuvent et " réellement " ne désirent pas vous faire découvrir la Liberté.

  Extrait du texte ci-dessous.                         
 
 

 

3 décembre 2004

 

  

    C'était il y a quelques années, nous étions en séjour dans une communauté où les traditions bouddhistes étaient en vigueur. Ce groupe avait tout un système religieux vieux de quelques siècles, et son origine en Orient himalayen lui donnait un caractère d'authenticité qui ne pouvait être discuté. Il n'y avait pas dans cet endroit de pression psychologique violente ; sûrs de leurs atouts, les adeptes laissaient le temps aux incrédules, certains que les conversions se feraient naturellement.  Nous étions un peu à part, car nous ne participions jamais activement à leurs rites et aucune "conversion" ne semblait poindre à l'horizon. Bien souvent le silence était notre compagnon, et la nature une complice véritable lors de nombreuses marches.

    Il est évident que la plupart des personnes présentes étaient certaines que le jeune homme allait basculer à un moment ou à un autre. Il était toléré avec bienveillance par tous ; les religieux dont il ne parlait pas la langue le savaient présent, et ils le laissaient tranquille. La communication était pratiquement impossible, car il fallait se prosterner en reconnaissant une autorité ; mais en religion, il n'y a pas d'autre "autorité" que sa propre compréhension. Tout à fait logiquement, aucun gourou ne pense pouvoir apprendre quoi que ce soit avec un jeune homme, qui plus est s'il est occidental. Donc, celui-ci ne pouvait communiquer avec les religieux, principalement parce qu'il n'y avait plus aucune croyance en lui, plus aucun dogme, aucun rite et aucune technique sacrée.

    Les conditionnements avaient volé en éclats, quelque chose de neuf était apparu ; le déplacement en cet endroit avait pour but de communiquer cette découverte, de partager cette vision vivifiante. Très rapidement, l'impossibilité de partager " l'inédit " se fit jour, une tradition ne peut s'ouvrir à quelque chose de totalement neuf. Véritablement, l'inconnaissance ne peut avoir aucun contact avec la connaissance. La liberté ne peut dialoguer avec la prison, car pour la prison la liberté n'existe pas. Le mouvement d'une tradition est le fait de vouloir se prolonger dans le temps, se perpétuer et avoir le plus d'adeptes possible. Aucune tradition ne cherche à s'ouvrir vers la découverte, aucun tracé mis en place par ceux qui savent, ne cherche la vérité.



    Les religions, anciennes ou neuves, ne désirent que prospérer, grandir, avoir du pouvoir et de la puissance. Tous ces systèmes ne cherchent aucunement la vérité ; et pour cela même, toutes ces religions, ces gourous, ces sectes, toutes ces organisations ne peuvent, et "réellement" ne désirent pas, vous faire découvrir la liberté.

 

    Devant ce constat de non-communication, le jeune homme ne fut ni triste, ni gai, en fait pour lui cela n'avait pas grande importance. Il ne voulait convaincre, ni imposer aucune chose à personne, simplement il vivait profondément cet état de grâce et il se trouvait là, c'est tout. Dans cette communauté il y avait également des animaux de compagnie, quelques chiens, et un chat. Celui-ci était un mâle, il revenait souvent blessé après avoir disparu quelques temps, sans doute s'était-il confronté à d'autres chats rivaux dans la campagne alentour. Nous nous rappelions qu'un jour, il était revenu très abîmé, la tête enflée pleine d'entailles et de vilaines plaies. Nous avions craint pour sa vie, mais les chats sont résistants, et il s'était remis doucement sur pied. Une relation affectueuse, mais non insistante, s'était établie avec ces animaux.  Nous dormions à cette époque dans les combles d'une grande bâtisse, qui étaient aménagés de manière rustique en dortoir. On y accédait par un escalier en bois extérieur, des matelas étaient installés de part et d'autre de la longue pièce. Au bout, il y avait une séparation simple faite de tissus, et là deux autres matelas étaient disposés, séparés également entre eux par une cloison fine. Dans cette intimité toute relative, nous dormions sur la couche de gauche, cet endroit était sans fenêtre et sans chauffage, mais il était accueillant dans son austérité. 

 

    Le jeune homme écrivait souvent le soir à la lueur de bougies. Une nuit alors que tout était silencieux, aucun bavardage inutile, aucun bruit ne venant troubler le silence nocturne, nous sentîmes un mouvement furtif tout près de nous. Nous ne bougeâmes aucunement, ni ne fûmes effrayés, ce mouvement très silencieux et très doux venait du chat. Celui-ci longea le corps emmitouflé dans un chaud duvet, aucun mot ne fut prononcé par le jeune homme ; le chat très discret se mit tout contre notre tête, se roula en boule et s'endormit. L'homme et l'animal dormirent ensemble dans une communion entière, le gage d'affection et de confiance qu'avait témoigné le chat était important. Jamais cela ne se reproduisit une seule fois, c'était inutile. Le chat était le chat de tout le monde, pour rendre visite au jeune homme, il avait dû monter toutes les marches du grand escalier, traverser l'ensemble du dortoir où d'autres personnes dormaient également, se faufiler à droite et à gauche. Tout cela pour finalement venir dormir contre la tête d'une jeune personne. En fait, c'était une déclaration d'amitié profonde et d'amour. Le chat n'a pas de croyance, il ne se dit pas religieux, et donc un contact est possible, et cela était une bénédiction sur terre. 



    Une autre fois, alors que nous nous promenions tranquillement dans un champ voisin, juste à l'orée d'une forêt, nous vîmes arriver tous les chiens de la communauté. Ils étaient trois ou quatre, mais nous ne les comptions pas bien évidemment. A nouveau aucune parole ne fût prononcée, nous n'avions appelé personne, ils étaient venus de leur plein gré, en totale liberté. Nous marchions ensemble, nous étions un, pas même une caresse ne fut utile, nous étions l'un d'eux, et ils étaient nous. Après quelques instants, nous nous assîmes dans le sous-bois, un ou deux s'assirent avec nous, comme des amis complices ; - en cet instant, il n'y avait plus d'homme et également plus de chien, plus d'être humain et plus d'animal. Il y avait une vie si immense, si intense, l'esprit était là, sans limite, infini. Ce n'était ni mystique, ni exotique, cela était le réel. Soudain, les chiens se levèrent et partirent en courant dans un seul mouvement d'ensemble. Le jeune homme assis ne bougea pas, à présent il était comme un arbre, comme la terre, et la forêt était en lui.

    Dans ce calme très profond, une autre rencontre eut lieu. Sur la gauche, un moine vénérable qui arrivait, nous avait vus au dernier moment et il s'était esquivé rapidement, pour ne pas nous déranger ou pour ne pas nous parler. Seulement le chemin n'avait pas d'autre passage, et il savait que nous l'avions vu. Ainsi donc, il réapparut en souriant, tout à fait détendu et il s'assit à nos côtés. Là, évidemment il y eut une grande différence avec les animaux, avec les arbres et la forêt. Nous ne pouvions pas vraiment discuter ensemble, car nous ne parlions pas la même langue. Après un court instant de silence, en montrant le jeune homme, il prononça le nom d'un ancien gourou légendaire de sa tradition. Nous comprenions que celui-ci indiquait que nous lui faisions penser à cet illustre personnage. C'était un compliment mêlé d'humour, dont le moine était coutumier, il n'y avait cependant pas de moquerie dans ses propos. Il fut répondu au vieux moine une chose très simple, le jeune homme lui fit "non" de la tête et il donna son propre nom. Sans aucune prétention, ni agressivité, comparer un être à un autre, c'est le déni du présent. Le moine fut surpris et embarrassé par la réponse, il nous salua avec sympathie puis s'éclipsa en silence.  

 

    Que peut apporter un jeune occidental à un vieux moine asiatique ? Absolument rien ! Il n'y a rien à donner, car rien ne se possède. La vérité n'est pas acquise, détenue dans les écritures et par la mémoire. Elle ne peut être un savoir, car celui-ci devient puissance et connaissance ; alors les relations entre les hommes ne sont que des relations de domination, de pouvoir, de pression et d'asservissement de l'autre. Simplement il faut être libre, constamment, d'instant en instant, souple, sans dogme, ni conclusion établis. Dans ce mouvement, on découvre le monde, et cette découverte peut être commune avec l'autre. La fraternité véritable, c'est le partage de cela ; c'est l'indication du sacré dans la vie quotidienne. C'est l'apparition d'un monde autre, la découverte permanente de cette immensité ineffable.

    L'esprit est au-delà de toute religion ou croyances, aucune frontière ne peut le circonscrire. Car véritablement l'esprit est un, et par cela, il est le monde dans sa totalité. 
 


  Paul Pujol," Senteur d'éternité ".

  Editions Relations et Connaissance de soi.

  La communauté religieuse, pages 117 à 122.    

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30 janvier 2023 1 30 /01 /janvier /2023 10:33

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      Nous étions sur la route du retour, les voitures avaient presque toutes allumées leurs feux du soir, et la nuit allait bientôt prendre sa place dans les cieux. La route nous avait amenés sur un pont, fait de béton et d'acier, au dessous de lui une rivière scintillait telle une coulée d'or, le soleil couchant l'ayant prise pour miroir. Au loin, la montagne était devenue opaque, sombre, mystérieuse, et derrière elle l'astre du jour disparaissait lentement. L'œil pouvait observait l'étoile, qui d'instant en instant glissait, et sombrait doucement au-delà de l'horizon. Le ciel au dessus de la montagne était chargé de lourds nuages massifs et imposants, leurs masses de titans recouvraient un espace gigantesque, tout semblait petit et chétif à leur regard. Certains d'entre eux étaient accompagnés d'autres nuages, plus petits et plus discrets, ceux-ci n'étaient pas massifs et lourds, ils s'étiraient et s'étalaient en longs filaments vaporeux.

    Leur puissance ne résidait pas dans la pesanteur, ils étaient faits d'éther, à peine existant, et cependant ils étaient la vie.  

    

    Le soleil avait disparu à présent, seul une portion réduite du ciel était encore bleuté. Pourtant dans cette obscurité naissante, la lumière était encore là, elle se réfléchissait, incandescente sur la masse même des nuages. Ils étaient écarlates, pourpres, rouges flamboyants, ils irradiaient et possédaient en eux cette lumière de feu, cette couleur de fin du jour ; - l'espace du ciel en était devenu autre. L'immensité du ciel se résumait en un point, en un site, où la montagne, les nuages, la lumière du soir, étaient le pouls même du monde.

      La voiture avait dépassé le pont maintenant, et elle poursuivait sa route, les phares des automobiles filaient, tendus vers leurs buts. Chauffeur pressé de rentrer chez lui, fatigué, harassé par la vie et ses propres préoccupations, ne pouvant s'ouvrir aux splendeurs présentes. Le soleil d'un monde disparaissait, donnant naissance à une nuit nouvelle, claire et limpide, où un œil attentif peut voir d'autres mondes. Innombrables, infinis, que le calcul sans doute ne pourra jamais totalement répertorier. Espace illimité, comprenant tout ce qui est, où chaque monde est unique, sans second, différent de tout autre. Univers sans borne aucune, formidablement riche, généreux, comprenant les astres et l'homme pareillement ;

    - comprenant les monts inconnus, les forêts insondables, les milliards d'insectes, et comprenant l'homme pareillement.



    Le véhicule roulait tranquillement et son mouvement se confondait, inséparable, avec la course même de l'astre du jour, avec la rotation des galaxies, avec la naissance de soleils lointains. La voiture à présent s'était arrêtée, le mouvement de l'univers se poursuivait quand à lui, pulsation de vie et de mort, création et destruction. Cependant, l'esprit était autre, immobile, au repos, et doucement avec force et fureur, avec tendresse aussi, l'esprit fut au-delà même de l'univers. Dimension autre, engendrant tout, mais n'étant pas soi-même engendré ; créant le jour et la nuit, la chaleur et le froid, et étant toujours au-delà. Dimension au-delà de la plénitude et du néant, au-delà de la vie et de la mort, étant énergie totale ;- n'étant ni la forme, ni la non forme, étant énergie pure.

    La nuit régnait maintenant sur la terre, les oiseaux du soir et les chauves-souris avaient pris leurs envols. L'esprit était autre, différent, et le cri du hibou, était devenu son propre cri.

   


   Paul Pujol," Senteur d'éternité "

  Editions Relations et Connaissance de soi

  "La fin du jour", pages 101 à 103.    

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18 juillet 2022 1 18 /07 /juillet /2022 14:42

 

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    La compréhension véritable d'un problème, n'est possible que par l'approche réaliste et lucide de ce même problème. L'homme ne peut jamais résoudre ses dilemmes intérieurs, car il ne sait pas les regarder en face, de manière véritable, sans préjugés, ni a priori. L'homme ne peut s'atteler directement à la tâche, il ne peut faire face à la vie, car il ne voit qu'à travers ses idéaux et assertions personnelles.

 

    - Pour quelles raisons, l'homme est-il lié ainsi à toutes ses idées, à toutes ses pensées ? Toutes ses idées, ses commentaires, sont l'opinion personnelle de l'individu, elles sont le résultat de ses déductions propres, par là, l'homme cultive son savoir, sa connaissance. En fait, les pensées forgent une connaissance, non pas du monde extérieur, mais de soi, de son intelligence, de ses performances mémorielles, de son propre être. Les pensées forment la connaissance de l'être envers lui-même, de son parcours de la prétendue ignorance vers le prétentieux savoir. Elles font exister le "moi", et engendrent un mouvement perpétuel en lui, une constante recherche de progression intérieure. En fait, par sa préoccupation permanente de soi, l'homme ne sait plus regarder simplement les choses de la vie.

 

    Voyons également que le mouvement de la pensée, engendre une lutte constante entre "ce que je suis" et "ce que je voudrais, ou ce que je devrais être". Ce conflit crée une séparation à l'intérieur même de l'homme. Si je dois changer, en premier lieu, il y a donc un moi présent, pas un moi glorieux ou resplendissant, mais un moi triste, envieux et plein d'ambitions. Ce moi projette en permanence des buts à atteindre, afin de devenir meilleur, plus fort, ou plus aimant. Cette projection vers l'avenir fait partie du mouvement de la pensée, car la pensée ne peut être statique ; sans cesse elle change, se perpétue dans la chaîne du temps. Donc l'œuvre de la pensée crée le moi, puis projette une image d'un moi plus performant. Alors l'homme court après l'image du progrès intérieur, et cette course entraîne douleurs et violences ; - car lorsqu'un but est atteint, insatiable la pensée en crée d'autres, plus beaux, plus attirants, et l’homme reprend sa course éperdue. Il passe sa vie ainsi, jusqu'à la lassitude devant toutes ses recherches, et la mort l'emporte. Et l'homme crée encore une image sur la mort, ignorant tout de sa beauté créatrice.  

    L'homme ne peut-il jamais faire face à la vie ? Ne peut-il affronter la réalité totale du monde, ne rien rejeter, ne rien repousser, et refuser de s'abîmer dans les abstractions religieuses, philosophiques, politiques, ou autres aberrations humaines ? Tant que le moi est le centre de l'action de l'homme, la souffrance règne et l'homme ne peut "voir", pour alors découvrir et être véritablement libre. Voyons le processus de la pensée ! Lorsque l'homme essaie de résoudre un problème, que fait-il réellement ? Cherche-t-il à comprendre vraiment l'objet de sa recherche, ou cherche-t-il à vanter son savoir, à renforcer sa connaissance ? Lorsque le moi observe, il observe à partir de lui-même, de toutes les informations dont il dispose ; il regarde l’objet en le comparant à ce qu'il sait déjà, c'est-à-dire, son propre contenu. Le moi cherche dans l’observation, la confirmation de sa connaissance, il prend l'objet de sa quête comme validité de son existence propre. Le moi, à travers les expériences, cherche la confirmation de son savoir, de son habileté à agir dans la vie. L'homme n'est que faiblement conscient d'un tel processus, pourtant il ressent profondément l'état de perdition intérieure où il se trouve ; mais son action, pour y remédier, fait appel à la pensée, et donc continue et prolonge la douleur.  

   

    Le moi et son action destructrice, sont-ils inéluctables, inhérents à la vie de l'homme ? L'égocentrisme et le sentiment d'être, découlent d'un conditionnement dû à la société, à l'histoire de l'humanité, depuis bien des temps reculés. Mais la base même de ce conditionnement est, en premier lieu, le fonctionnement de la pensée dans le cadre de la psyché humaine. La pensée a créé l'illusion d'une entité propre à l'homme, elle a façonné la connaissance de soi, puis elle a engendré le temps, par l'action du devenir psychologique. Voyons que l'observation véritable, réelle, d'une chose, d'un problème, relève d'une attention essentiellement tournée vers le présent, vers l'objet lui-même. Cette attention est "absence" de savoir, de connaissance, elle est absence du moi. Cette observation autre ne peut être expérimentée par l'homme, il ne peut l'acquérir dans sa mémoire, ne peut la cultiver.

 

    Voyons que lorsque l'homme observe véritablement, son esprit devient calme et silencieux, les pensées s'apaisent, les sens sont éveillés, vifs ; et si l'homme voit directement la chose, s'il rentre totalement en elle, alors à cet instant même, l'esprit est autre, car il agit en dehors du temps. Quand l'homme regarde un problème quelconque avec un regard attentif, sans discours, ni choix, sans but, lorsqu'il voit le problème dans toute sa réalité, alors le problème n'existe plus. L'homme découvre à l'instant précis l'acte de "voir ce qui est", l'esprit d'un seul coup déchire l'entrave du temps, des millénaires mémoriels.     

    - Le "moi" se dissout, il n'existe plus.

    Le temps, le devenir sont abolis. L'homme découvre un monde nouveau, où la souffrance et la violence ne sont pas ; dans ce monde autre, différent, son cœur fleurit et l'esprit est plénitude.   

    -  Alors immuable, c'est l'infini qui "est".
 

  

  Paul Pujol, "Senteur d'éternité"

  Editions Relations et Connaissance de soi

  "Du moi", pages 97 à 101.  

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24 juin 2022 5 24 /06 /juin /2022 14:34

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    L’ailleurs ne peut jamais être rencontré par l'homme. L'ailleurs est une création mentale, création concernant une réalité dans un futur imaginaire. L'homme ne rencontre jamais le futur, et tout ce que l'homme situe dans ce futur ne sera jamais atteint. Demain est atteint par l'homme, lorsque ce lendemain est devenu l'aujourd'hui (qui lui parait toujours misérable et triste). Alors l'homme continue de projeter le bonheur dans le lendemain, dans un autre aujourd'hui, afin de continuer à fuir son aujourd'hui quotidien. L'homme fuit le quotidien de la vie, par la création d'un lendemain heureux, lendemain heureux fictif qui donne un espoir à l'homme, espoir qui jamais ne se réalisera, car tout ceci se situe dans un avenir essentiellement intellectuel.

 

    Ce mécanisme de fabrication d'un bonheur irréel, réside dans le fait de percevoir sa vie comme étant triste et misérable, exsangue de toute beauté et de toute véritable joie. Donc, l'homme perçoit la laideur, et ayant peur de cette laideur, il fabrique l'idée de beauté ; ayant fabriqué cette idée de beauté, l'homme va rêver à tout ceci. Il va y penser en permanence, et toute cette rêverie se transformera en imagination, imagination qui lui fera oublier momentanément la laideur présente. Un homme perdu en plein désert, sans eau pour étancher sa soif, peut créer l'idée de l'eau ; il peut fabuler à son sujet, bâtir une croyance, façonner une image où il se voit buvant de l'eau fraîche. Cela peut provisoirement lui faire oublier son état de soif, il peut même expérimenter des visions d'étendue d'eau, mais chacun sait que tout ceci n'est qu'un mirage, qu'une illusion des sens. De même que l'homme peut penser à l'eau et à l'action de boire, et pour autant ne rien changer à son état ; de même, l'homme peut penser à un ailleurs meilleur, à un paradis lointain, et pour autant être toujours dans la misère, et dans le triste isolement de son esprit.

    Voyons profondément ce qui est : l'homme est dans une vie misérable et dans cet état, il pense à ce que pourrait être une vie meilleure, pleine de signification et de joie. Voyons bien, la tristesse est là et immédiatement, on pense à ce que pourrait être la joie. On façonne une idée sur la joie, mais cette idée sur la joie ne change en rien notre état de tristesse. Elle peut nous le faire oublier un bref instant, agissant comme un stimulant, comme une drogue. Mais lorsque l'homme retombe dans la vie, son idée de joie n'a plus de sens, et la tristesse montre qu'elle est encore là, et qu'elle l'a toujours été.

 

    Notre idée et nos conceptions sur la joie sont basées sur la perception de la tristesse, perception qui se transforme inévitablement en peur, en refus de cette tristesse. Notre idée sur la joie est la conséquence de notre fuite devant notre véritable état de tristesse et de pauvreté intérieure. Plus encore, nos conceptions sur la joie et sur le bonheur nous indiquent un fait, nous montrent que nous sommes dans le malheur et dans la misère. Toutes ces conceptions, qui sont autant de fuites, nous ramènent inéluctablement à leur point de départ, point d'ancrage qui n'a jamais été quitté, jamais été transformé et qui se fait ressentir avec encore plus de force et de cruauté. Nos pensées sur la joie nous indiquent notre laideur, elles sont basées sur ce sentiment, et elles participent de cette même laideur.

    - une pensée sur la beauté est en elle-même la laideur ;

    - une pensée sur la joie est en elle-même la tristesse.

 

    Résumons : il y a en premier lieu la laideur et la constatation de cette laideur ; puis il y a fuite et formation d'idéaux sur la joie. Idéaux qui ne transforment rien, et qui participent même de cette laideur. Donc, s'il y a perception aiguë de tout ceci, les idéaux, les pensées concernant la beauté, la joie, le bonheur doivent être écartés, doivent être mis de côté. Si cela est réellement fait (dans la plupart des cas, cela reste intellectuel), il y a une confrontation directe avec ce qui est, avec le présent, c'est à dire avec mon désarroi et ma solitude totale. - Il y a ce qui est, il faut voir notre vie telle qu'elle est, et non pas telle que nous la désirons.

    Là encore méfions-nous des pensées qui créeront de nouveaux idéaux concernant d'autres sujets. Mais comprenons bien que s'il y a création de pensées concernant la souffrance où l'ignorance, c'est qu'il n’y a pas de réelle perception. Quelles que soient les créations mentales de l'homme, qu'elles concernent la béatitude ou la souffrance, le désespoir ou bien l'espoir ; tout cela reste du domaine spéculatif et découle d'un refus de faire face à la réalité de l'homme et du monde. - Ce qui est, c'est la solitude, la peur, la violence, l'égocentrisme, la laideur et le profit, l'orgueil de l'ambition et l'injustice, la haine, et finalement au bout du chemin, la mort.

    -Voilà ce qui est, voilà ce qu'est la vie de l'homme.

    

    Voir ce qui est, consiste à voir tout ce que l'homme engendre comme laideur dans le monde, et si l'on voit profondément ce qu'est la laideur, si on la voit véritablement : "Comment peut-on accepter de vivre avec elle, accepter qu'elle ravage tout sur son passage ? Comment peut-on accepter toutes les abominations créées par l'homme ?" Si l'on voit clairement, avec profondeur ce qu'est la laideur, la haine, l’injustice et le mensonge, alors et alors seulement, on décide de détruire toutes ces choses. On en prend la ferme décision, c'est un serment impérieux et pressant que l'on se fait à soi-même intérieurement. Voyons que si tout ceci se réalise sans aucun recours à la pensée, sans aucune idéalisation, alors la perception est autre, différente. C'est une perception directe, immédiate, d'énergie et de vie. Cette perception autre se révèle comme étant méditation pure. Méditation qui n’est pas un exercice ou une méthode apprise ; mais elle n'existe que quand il n'y a pas quelqu'un qui désire méditer, son existence ne découle d'aucune volonté, et son action n'est autre que la liberté même. Elle est observation pure, sans le mot, sans le moindre mouvement du cerveau et de la mémoire.

 

    La méditation n'est autre que la vision directe de ce qui est. Lorsque la méditation voit la laideur, elle voit tous les effets néfastes de la laideur, elle voit toutes les causes qui engendrent la laideur, et elle voit tout le mécanisme de la laideur. Voyant tout ceci, elle met fin aux effets néfastes, elle détruit les causes, et elle démonte tout le mécanisme intérieur. Par cela, elle détruit et déracine totalement la laideur, ainsi que la tristesse, l'injustice, la haine et toutes les autres folies créées par l'homme. Dans la méditation, par la vision de ce qui est, apparaissent sans un seul tressaillement du mot, sans un seul mouvement de l'esprit, apparaissent la beauté de la vie, la joie et la liberté du monde. Par le regard attentif, toutes les illusions s'étiolent, finissent par ne plus être. Toutes les conceptions d'un bonheur imaginaire s'achèvent d'elles-mêmes, sans effort, lorsque toutes les théories tombent, alors l'esprit découvre quelque chose de totalement nouveau ; 

    - alors, la méditation nous fait découvrir un monde autre, inconnu, neuf, un monde sans bornes, immensurable, infini ;

    - dans un tel monde, la joie est de toute éternité, l'amour est félicité, et le bonheur n'est plus un mot, mais il est extase.
   

 

 

    Paul Pujol, "Senteur d'éternité"

    Éditions relations et Connaissance de soi

    "Le bonheur imaginaire", pages 40 à 44.    

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