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    Question :Est-ce que l'appétence sexuelle disparaîtra, si je refuse de la nommer ?

 

    Krishnamurti : Je crains que cette question n'exige une très longue explication. Elle résulte apparemment de ce que j'ai dit au sujet de nommer, d'appliquer des mots. Or, ce processus est un problème bien complexe et il nous faut y pénétrer avec beaucoup de soin et de précision ; en somme, nous devons comprendre le processus de la conscience. Je regrette que cette question, bien qu'elle soit exprimée très simplement, comporte de nombreuses implications ; et si j'y réponds trop directement et trop brièvement, cela pourrait créer des malentendus pour ceux qui n'ont pas suivi ces causeries. Donc je dois entrer dans cette question très soigneusement et expliquer tout ce qu'elle contient.

 

    Qu'entendons-nous par conscience ? Je ne suis pas en dehors du sujet en posant cette question. Elle est directement reliée à la question elle-même. Qu'appelons-nous conscience ? La conscience est, sans aucun doute, provocation et réponse, qui est l'expérience. C'est cela le commencement de la conscience : provocation, réponse et expérience, L'expérience est nommée, mise en mots, fournie d'une étiquette en tant que plaisante ou déplaisante, ensuite elle est enregistrée, emmagasinée dans l'esprit. Ainsi la conscience est un processus d'expérimentation, de mise en mots, et d'enregistrement. Bien que complexe, c'est très simple. Je vous prie de ne pas le compliquer inutilement. Sans ces trois processus en action, qui sont en réalité un processus unifié - l'expérience vécue, l'appellation ou expression verbale, et l'enregistrement qui consiste à ranger l'expérience dans une case à l'intérieur du cadre de la mémoire - sans ce processus, il n'y a pas de conscience. La chanson est répétée sur les modes différents, avec des thèmes différents, profondément, dans les couches secrètes de la conscience, ou superficiellement, sur la surface de la conscience, dans notre vie de tous les jours ; mais c'est toujours le même processus de provocation et réponse, d'expérience vécue, d'appellation (ou désignation par un nom) et d'enregistrement (ou mémoire). C'est cela le thème que ce disque ne cesse de répéter. Or qu'arriverait-il si le processus du milieu, qui est le nom que l'on donne, l'appellation, n'avait pas lieu, si l'on mettait fin à ce processus intermédiaire ? Pourquoi nommons-nous, pourquoi désignons-nous d'un mot une expérience, l'appelant plaisante, déplaisante, bonne, mauvaise, etc. ? Pourquoi mettons-nous un nom comme colère, violence, à l'expérience ?

 

    Je vous en prie, pour beaucoup d'entre vous, tout cela peut paraître technique. Cela n'est pas technique. C'est très simple, bien que cela exige un peu de concentration. La plupart d'entre nous sont habitués à des discours politiques où on leur dit ce qu'il faut faire ou ce qu'il faut penser ; et il se peut que nous trouvions difficile de poursuivre avec aisance et sans à-coup une pensée de cet ordre ; mais comme ceci n'est pas un discours politique, il nous faudra être un peu concentrés.

    Je disais que la conscience est un processus d'expérience, d'appellation et d'enregistrement ; et pourquoi donnons-nous un nom à une expérience, à un sentiment ? Nous lui donnons un nom, soit pour la communiquer à autrui, soit pour la fixer dans la mémoire, ce qui revient à lui donner une continuité. S'il n'y a pas de continuité, alors l'esprit n'est pas, la conscience n'est pas. Je dois donner une continuité à une expérience, autrement la conscience cesse. Donc, je dois lui donner un nom. L'octroi d'un nom à un sentiment, à une expérience, est instantané, car l'esprit, qui est le gardien des enregistrements, de la mémoire, met une étiquette à un sentiment, afin de lui donner une substance, afin de lui donner une continuité, afin d'être capable de l'examiner- ce qui revient à établir une continuation de la pensée. Après tout, le penseur est la pensée ; et sans le processus de la pensée, sans une continuité accordée au processus de la pensée, il n'y a pas de permanence pour le penseur. Donc, nommer un sentiment, une expérience, donne une permanence au penseur, au gardien de l'enregistrement, qui est l'esprit : vous donnez un nom à un sentiment, à une expérience et, de ce fait, vous lui donnez une continuité ; alors l'esprit se nourrit de cela, et se sent exister. Considérez une expérience, n'importe quelle sensation ou n'importe quel sentiment que vous éprouvez, de colère, de haine, d'amour ; lui donnant un nom, vous l'avez stabilisée, vous l'avez classée dans le cadre de vos références. La nature même de l'appellation d'une expérience est de donner une continuité à la conscience, au « je ». Ce processus continue tout le temps et à une telle vitesse que nous en sommes inconscients. Ce disque est joué sans arrêt à différents niveaux, sur des thèmes différents, avec des mots différents, que nous soyons éveillés ou en train de dormir.

 

    Mais qu'arrive-t-il si vous ne nommez pas, si vous ne donnez pas de nom à une expérience ? Si vous n'êtes pas en train de nommer les différentes sensations, si vous n'avez pas d'arrière-plan, où est le « vous» ? Je veux dire que si le sentiment (ou l'expérience) n'est pas nommé, il se fane, se réduit, disparaît, il n'a pas de continuité. Faites-en l'expérience, et vous verrez vous-même. Si vous avez un très fort sentiment de nationalisme, qu'arrive-t-il ? Vous lui donnez un nom, une pensée surgit d'idéalisme, d'amour ; vous dites : « mon pays » ; en somme, vous nommez le sentiment et, de ce fait, vous lui donnez une continuité. Il est très difficile de ne pas le nommer, parce que le processus d'appellation d'un sentiment est si automatique, si instantané. Mais supposez que vous ne nommiez pas un sentiment, que lui arrive-t-il ? Il est évident que le gardien des enregistrements ne peut plus s'identifier à ce sentiment. Il ne lui donne pas de substance, il ne lui donne pas de Force, il ne lui donne pas de vitalité. Donc le sentiment disparaît. La prochaine fois que vous éprouverez la sensation appelée irritation, ne lui donnez pas de nom. Ne dites pas « je suis irrité » ; ne dénommez pas, et vous verrez ce qui arrive. Vous découvrirez une chose extraordinaire en train de se passer. L'esprit est égaré, parce qu'il n'aime pas être dans un état d'incertitude. Alors l'égarement devient plus important que la sensation, et la sensation disparaît et l'égarement demeure. Mais l'esprit n'aime pas être confondu, intrigué, embarrassé ; alors il demande une sécurité, et il va chercher la sécurité, la certitude, dans les archives, dans la mémoire, renforçant ainsi le gardien des enregistrements.

 

    C'est vraiment très fascinant, si vous observez le processus de votre propre conscience. Mais vous ne pouvez pas apprendre tout cela dans un livre. Aucun livre ne peut l'enseigner, et ce qu'un livre enseigne ne vaut pas la peine qu'on l'étudié. Vous ne pouvez que répéter ce qu'un livre enseigne ; mais si vous expérimentez et découvrez par vous-même, vous êtes à la fois le maître et l'élève, et vous n'avez plus besoin de gourous, de livres et de tout le reste. Alors, vous savez tout seul comment affronter un problème, tout problème qui surgit. Étant à la fois le maître et le disciple, vous connaissez les façons dont fonctionne votre conscience. Vous découvrez qu'en ne dénommant pas une sensation, qu'en ne lui donnant pas de nom, cette sensation arrive à une fin.

 

    Et maintenant, vous direz : « J'ai appris un truc magnifique. Je sais comment me débarrasser des sensations désagréables, comment y mettre fin rapidement : je ne les nommerai pas. » Mais en ferez-vous de même avec les sensations agréables ? Je crains que non. Car vous voulez que les sensations agréables continuent ; vous voulez donner de la substance aux sensations plaisantes, vous voulez les faire durer. Et alors vous continuerez à leur donner des noms. Mais cela ne mène nulle part ; car dès l'instant que vous mettez un nom, un mot, à un sentiment qui est agréable, vous créez inévitablement son contraire et, par conséquent, vous aurez toujours le conflit des contraires. Mais si vous ne mettez pas de mot, pas de nom, pas d'étiquette à une sensation, la plaisante et la déplaisante s'évanouissent toutes deux ; et, par conséquent, le penseur, qui est le Créateur des contraires, arrive à une fin. Alors, seulement, saurons-nous ce qu'est l'amour, parce que l'amour n'est pas une sensation. Vous pouvez lui donnez un nom, mais lorsque vous le dénommez, vous dénommez la sensation de l'amour, qui n'est pas l'amour. Lorsque vous aimez quelqu'un, qu'arrive-t-il ? Vous êtes, en réalité, absorbé par la sensation de cette personne ; c'est cette sensation qui compte pour vous ; et plus vous mettez l'accent sur la sensation, moins il y a d'amour.

 

    Maintenant, la question est : « Est-ce que l'appétence sexuelle disparaîtra, si nous refusons de la nommer ? » Elle disparaîtra évidemment ; mais si vous ne comprenez pas le processus entier de la conscience, tel que je l'ai soigneusement expliqué, mettre fin à une appétence particulière, plaisante ou déplaisante, n'engendre pas l'éternelle qualité de l'amour. Sans amour, mettre simplement fin à une appétence n'a pas de sens, et vous deviendrez aussi sec que l'idéaliste dont les passions sont très soigneusement tenues en échec. Car si vous ne comprenez pas le processus entier de la conscience, les passions sont toujours là, bien que vous refusiez de les nommer. Et comprendre le processus entier est très ardu. Vous pouvez avoir compris l'expression verbale de ce que j'ai expliqué, mais la signification vivante, le sens intérieur, vous ne le comprendrez que par l'expérimentation. Ainsi que je l'ai dit, où est l'amour est la chasteté. Alors l'homme, l'idéaliste qui est passionné et veut être chaste, qui veut s'affranchir des passions - un tel homme ne connaîtra jamais l'amour, car il ne s'intéresse qu'à devenir quelque chose, ce qui est une autre forme d'égoïsme. Il ne s'intéresse qu'à sa lutte pour réussir, pour atteindre l'idéal, lequel est non existant. Un tel homme a le cœur vide, et il remplit son cœur vide avec les choses faites par l'esprit. Et comment peut-il connaître l'amour, lorsque son cœur est rempli d'idéal, qui est une chose faite par l'esprit ?

 

    Ainsi, c'est un problème très complexe et subtil, cette question de dénomination, d'appellation ; mais vous le comprendrez si vous en faites l'expérience. Il y a d'énormes richesses, une énorme profondeur, lorsque se révèle ce processus qui consiste à donner un nom, à appliquer des mots à un sentiment, à une sensation. Aussitôt que vous lui ouvrez la porte, vous découvrez de vastes richesses ; mais pour découvrir, il faut être assez libre pour pouvoir expérimenter ; et la liberté est engendrée par la vertu - il ne s'agit pas de devenir vertueux, mais d'être vertueux.

 

 

J.Krishnamurti

De la connaissance de soi

Le courrier du livre

Extrait page 152 à 156

 

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