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Krishnamurti en questions. 

Editions Stock

Extrait  de la page 382 à 398.

 

Renée Weber, professeur de philosophie, Ruget University. 

 

Krishnamurti : Nous avons dit au début de cette conversation qu'il fallait nécessairement une certaine qualité d'honnêteté, une certaine qualité dans la démarche d'apprendre - c'est-à-dire de l'humilité ; il ne s'agit pas de confiance ou je ne sais quoi d'autre.

 

Renée Weber : Ni de confiance, ni d'assurance.

 

Krishnamurti : Bien sûr que non. Confiance en quoi, d'ailleurs ?

 

Renée Weber : En sa propre honnêteté, en sa lucidité.

 

Krishnamurti : Non, soit on est honnête, soit on ne l'est pas : cela se voit.

 

Renée Weber : Vous voulez dire que quand on l'est, on le sait tout de suite.

 

Krishnamurti : Exactement. C'est tout simple, comme par exemple quand je me sais ambitieux, et que je fais semblant de ne pas l'être ; quand je veux être à la tête de quelque chose, et que je parle de l'absurdité du pouvoir - c'est si simple à voir. Ou quand je veux dominer les autres tout en me disant démocrate. Tout cela finit par être tellement puéril !

 

Renée Weber : Mais selon vous, il suffirait d'être réellement sérieux et prêt à agir pour que l'événement ait lieu.

 

Krishnamurti : Bien sûr.

 

Renée Weber : La chose paraît tellement simple, et ceux qui vous entendent dire cela ont beau essayer, mais rien ne se passe !

 

Krishnamurti : Dans ce domaine, on ne peut pas essayer. Vous n'essayez pas de mettre votre main dans le feu, n'est-ce pas ? Vous savez que le feu brûle, et vous n'y touchez pas.

 

Renée Weber : Mais les deux situations sont-elles analogues ?

 

Krishnamurti : Oui. Vous réalisez que ce mode de vie égocentrique et complexe suscite une cascade de problèmes - à peine avez-vous résolu un problème que dix autres surgissent. Cela se vérifie dans ce pays sur le plan politique, et les mêmes événements se produisent dans le monde entier. Lorsque je réalise que ce mode de vie est dénué de sens, et qu'il a pour base un égocentrisme profond et inexploré - nous avons plus ou moins défini le mot « égocentrisme » - je réalise tout cela, et je dis : « Est-ce ainsi que je veux vivre ? » Pour la plupart, la réponse est oui, car c'est la voie la plus facile - la voie la plus facile, parce qu'on reste dans le troupeau. Mais si vous répondez non, vous dites alors : « Désolé, mais je ne veux pas de cela. »

 

Renée Weber : Bien. Supposons que vous en soyez à ce stade - quelle est l'étape suivante ?

 

Krishnamurti : Alors, que je sois professeur, cuisinier ou autre, je poursuis mes activités.

 

Renée Weber : Qu'est-ce qui a changé ?

 

Krishnamurti : Ce qui a changé, ce n'est pas ma profession, c'est toute mon attitude face à la vie. Si je suis charpentier, je dois gagner ma vie en faisant ce métier, mais cette notion que « je » suis charpentier a disparu. Ce n'est qu'une fonction que j'assume, mais la fonction ne me confère aucun statut particulier.

 

Renée Weber : Selon vous, il n'y a pas forcément de changement perceptible de l'extérieur : tout est dans la façon dont je me situe par rapport à toute chose, dans la façon dont je perçois le monde.

 

Krishnamurti : La question n'est pas comment vous vous situez. Dès que vous dites « je me situe », vous donnez la priorité à l'ego.

 

Renée Weber : Oui. Comment exprimer cela ?

 

Krishnamurti : Pourquoi cette volonté d'identification ? On tient au nom, à la forme.

 

Renée Weber : Le nom, la forme ? Mais il faut bien que je sache rentrer chez moi le soir, que je sache reconnaître les enfants qui sont à ma charge.

 

Krishnamurti : Regardez les choses de beaucoup plus près. Pourquoi ai-je envie de savoir qui était mon arrière-grand-père ? Quelle importance ? Ce qui compte, c'est ce que je suis maintenant. Quelle importance, que l'on soit prince, ou reine ? Tout cela est si puéril.

 

Renée Weber : Là, c'est plus facile à voir. Certaines personnes, tout en ne prêtant guère attention aux titres, voudraient pourtant bien...

 

Krishnamurti : Un instant. Dans leur immense majorité, les gens ont envie d'être en position de dominer le monde. Regardez, les exemples sont là, sous vos yeux.

 

Renée Weber : C'est indéniable, je m'en rends compte. Ma question, je le suppose, est celle-ci : ces quelques rares personnes qui veulent vivre autrement ne le font pourtant pas. Pourquoi ?

 

Krishnamurti : Ce n'est pas par manque de volonté, car la volonté n'a rien à voir avec cette chose-là. Il est évident que le vouloir, c'est le désir. Je désire être non-violent, mais je suis toujours violent.

 

Renée Weber : Mais vous avez dit précédemment que si l'on voulait sérieusement cette chose, on le ferait. N'est-ce pas une allusion au désir ?

 

Krishnamurti : À présent comprenez ce qui s'est passé. Je dis que c'est possible parce que je le sens, parce que c'est ainsi que je vis. Je dis que c'est possible et vous, vous dites : « Montrez-moi comment il faut faire. » Je vous l'ai montré, mais votre intention peut être très, très superficielle, vous vous contentez d'une simple description, d'une simple analyse, d'une simple définition, puis, ayant récolté tout cela, vous vous en faites une certaine idée, et vous dites : « Comment faire pour mettre cette idée en pratique ? »

 

Renée Weber : Oui, ce n'est pas la bonne méthode.

 

Krishnamurti : C'est fini pour vous, terminé !

 

Renée Weber : Bien ; disons alors que je viens vers vous avec le plus grand sérieux. Je déclare que je voudrais vivre d'une manière intelligente, sans ego. Je suis sérieusement motivée. Que faire alors ?

 

Krishnamurti : C'est assez clair, n'est-ce pas ? L'important n'est pas ce que vous faites. Mais ce que nous ne faites pas, car la négation est ce qu'il y a de plus positif. Vous dites alors : « Mais quels sont donc les actes qu'il m'est inutile d'accomplir ? »

 

Renée Weber : Qu'est-ce qui est superflu ?

 

Krishnamurti : Ce qui est inutile, c'est que vous fassiez des efforts. L'effort est synonyme d'accomplissement, de réussite. Par exemple, je reconnais que la possibilité de vivre de cette façon-là existe, et je fais un effort pour y accéder. Mais celui qui fait l'effort reste toujours le même.

 

Renée Weber : C'est clair. Mais il y a là un paradoxe, car en même temps, vous avez dit, aujourd'hui et par le passé, que l'on doit être très sérieusement motivé, et considérer cette motivation comme étant ce qui compte le plus.

 

Krishnamurti : Mais c'est le cas. Lorsque vous dites que c'est ce qui compte le plus - attendez un instant. Tuer un autre être humain au nom de son pays, de son Dieu, du Christ, et ainsi de suite - tout cela, on l'a fait. Il faut réaliser que tuer un homme est le plus grand mal, le plus grand péché au monde - peu importe le terme employé. Et il faut dire : « Jamais, au grand jamais je ne tuerai, même si mon Dieu, ou monsieur le Président, ou le Premier ministre me le demande. » Avez-vous lu ce qu'a dit ce célèbre écrivain argentin...? Son nom m'échappe.

 

Renée Weber : Jorge Luis Borges ?

 

Krishnamurti : Oui, c'est probablement lui. Il a dit que la guerre des Malouines faisait penser à deux chauves en train de se battre pour un peigne. (Rires.)

 

Renée Weber : La formule est belle ! Et selon vous, c'est ainsi que nous agissons la plupart du temps ? Vous suggérez qu'il se passe des choses du même ordre, sur des modes divers, dans ce qu'on appelle communément les conflits mondiaux ?

 

Krishnamurti : Dans le monde dit civiliser, et dans le monde primitif également. D'où notre question : est-il possible de vivre dans ce monde sans un seul problème, sans un seul conflit ? Or les problèmes, les conflits continueront d'exister tant que les hommes seront égocentriques. Nous en sommes arrivés à ce point. Nous sommes égoïstes au sens profond comme au sens superficiel du terme. Si vous me dites cela, je réponds : « Regardez, je suis quelqu'un de sérieux, je vois les absurdités dont le monde est affligé, et tout cela, je le laisse de côté, je reste totalement en dehors. Pas physiquement, bien sûr - ça, c'est impossible - mais intérieurement, psychologiquement. Je suis en dehors de tout cela, ce qui me rend déjà différent. La question n'est pas que j'aie conscience de cette différence - mais je suis en dehors du courant. »

 

Renée Weber : Vous êtes en dehors de ce courant ?

 

Krishnamurti : Oui, je suis en dehors de ce courant auquel quatre-vingt-dix-neuf pour cent des hommes appartiennent...

 

Renée Weber : Cela veut-il dire « je n'y contribue plus » ?

 

Krishnamurti : Non, je n'y appartiens pas, je ne pense pas dans les mêmes termes, je ne vois pas la vie de cette façon-là. Ma question est donc celle-ci : qu'est-ce qui donne à l'ego une telle importance ? Quelles sont les choses que je devrais ne pas faire ? Les choses superflues ?

 

Renée Weber : Que puis-je abandonner ? comme vous l'avez dit tout à l'heure.

 

Krishnamurti : Mes attachements. Ce qui sous-entend énormément de choses. Être dénué de tout attachement suppose de ma part un esprit vif et subtil, car le plus souvent, je suis attaché à tant de choses !

 

Renée Weber : Qui entravent l'énergie.

 

Krishnamurti : Oui. Par exemple, je tiens à cette table. C'est un meuble ancien, qui a coûté très cher, et j'y suis attaché ; ou bien ce que je chéris, ce sont certaines connaissances, ou le savoir en général.

 

Renée Weber : Voulez-vous dire que l'attachement puise dans cette énergie et la réduit ?

 

Krishnamurti : Non, l'attachement est une forme d'égocentrisme.

 

Renée Weber : Il y entre une part de moi-même.

 

Krishnamurti : Non, pas une part de moi-même - je suis cet attachement.

 

Renée Weber : Je me confonds avec lui.

 

Krishnamurti : Si je tiens à cette commode, qui est très ancienne, et d'un grand prix, et que je dise : « Mon Dieu, elle est à moi, je dois en prendre soin », j'y suis attaché, je deviens ce meuble ! Je suis attaché à ma femme, à mon mari, à mes enfants, à mon Dieu, à mon expérience, à mon savoir. Tous sont des expressions de mon « moi ».

 

Renée Weber : Selon vous, je suis véritablement fait de toutes ces choses. Et c'est ainsi que naît le « moi ».

 

Krishnamurti : Bien sûr. L'attachement, c'est le « moi ».

 

Renée Weber : Je vois. Et donc, à la question : « Que puis-je abandonner ? », la réponse est...

 

Krishnamurti : ... l'attachement.

 

Renée Weber : ... l'abandon de l'attachement est la priorité.

 

Krishnamurti : Bien sûr, lorsqu'on est sans attachements, on est libre, et sans peur. Mais je suis attaché à ces meubles, à mon corps, à mon expérience, et j'ai peur de mourir, c'est pourquoi j'invente un Dieu qui me protégera, et je vénère ce que j'ai inventé. Comment croyez-vous que l'univers chrétien se soit constitué ? Ou n'importe quelle autre forme de culture religieuse, d'ailleurs. Par l'intermédiaire de la pensée.

 

Renée Weber : En vous entendant, tout paraît si clair, si logique, si simple même, et pourtant nous savons tous que ce n'est pas facile. Pourquoi est-ce si difficile ?

 

Krishnamurti : Je ne dirais pas que c'est facile, car c'est complexe.

 

Renée Weber : Mais pourquoi est-il si difficile de vivre ainsi ?

 

Krishnamurti : Sans vouloir vous offenser, votre question n'est pas la bonne. Demandons-nous plutôt pourquoi les hommes vivent comme ils le font - autrement dit pourquoi acceptent-ils tout ce qui se passe actuellement dans le monde, les guerres, les problèmes, les conflits, la misère ? Pourquoi vouloir cela ?

 

Renée Weber : Vous avez inversé la question.

 

Krishnamurti : Bien sûr.

 

Renée Weber : À vos yeux, c'est notre façon de vivre qui est difficile.

 

Krishnamurti : C'est la plus malcommode qui soit !

 

Renée Weber : C'est pourtant celle que nous choisissons. C'est bien votre avis ?

 

Krishnamurti : Oui, l'unique question, la voilà : pourquoi les gens tiennent-ils à vivre d'une telle façon, avec jour après jour, soir après soir, les mêmes distractions, politiques, sportives, ou guerrières ? Pourquoi choisissent-ils de vivre ainsi ? En partie, par tradition.

 

Renée Weber : Oui. Nous y sommes habitués, alors cela paraît plus facile.

 

Krishnamurti : Nous y sommes habitués, et quand on vit ainsi, inutile de réfléchir.

 

Renée Weber : Oui, c'est une vie moins exigeante, même si elle est plus pénible.

 

Krishnamurti : Bien sûr - moins exigeante, mais douloureuse, à cause de toutes ces souffrances. Et c'est cela que tout le monde veut, tous les collèges, toutes les universités sont complices de cette situation.

 

Renée Weber : Oui, bien qu'à mon avis vous introduisiez ici...

 

Krishnamurti : Il n'y a aucune dichotomie.

 

Renée Weber : Non, il ne s'agit pas de dichotomie, mais - comment dire - dans cet autre état d'être...

 

Krishnamurti : Vous parlez d'un « autre état d'être ». Ce n'est pas d'être qu'il s'agit.

 

Renée Weber : De quoi, alors ?

 

Krishnamurti : En fait, voyez-vous, c'est indescriptible. Mais attendez...: qui dit être dit devenir.

 

Renée Weber : Je ne vois pas les choses de cette façon. Être, ce n'est pas devenir, c'est simplement demeurer dans l'instant.

 

Krishnamurti : Bon... mais attendez un peu. Être, cela signifie quoi ?

 

Renée Weber : C'est un état non dualiste, dans lequel je ne fais pas d'effort, je ne...

 

Krishnamurti : Et qu'est-ce que cela signifie ? Un gland est un gland, il ne prétend pas devenir une pomme. Il est. D'accord ?

 

Renée Weber : Oui.

 

Krishnamurti : Mais qui est en mesure de dire : « ceci est », et rien d'autre ? Vous comprenez ?

 

Renée Weber : Pas vraiment.

 

Krishnamurti : Voyez-vous, nous sommes habitués à ce mouvement perpétuel et contradictoire, ce mouvement qui nous porte tantôt vers l'avant, tantôt vers l'arrière, et qui ne cesse jamais. Par conséquent, celui qui est pris dans ce mouvement ne peut jamais dire : « Ceci est. » Ce n'est que lorsque le mouvement cesse que l'on peut dire : « Ceci est. »

 

Renée Weber : Exactement. Mais cela suppose que l'on vive dans le plan de l'intemporel, de l'éternel.

 

Krishnamurti : Autrement dit, le contraire de ce mouvement. N'en venez pas trop vite à la notion d'éternel - cela devient trop compliqué. Disons plutôt que cet état dont nous parlons n'est pas ce mouvement perpétuel et désordonné de la pensée, cause de tout cet horrible chaos...

 

Renée Weber : Il est, tout simplement.

 

Krishnamurti : C'est impossible à dire avant de...

 

Renée Weber : ... avant d'être précisément dans cet état. Et alors, on n'en parle pas.

 

Krishnamurti : Bien sûr, ce n'est pas une simple idée abstraite.

 

Renée Weber : Je m'en rends bien compte. Mais la question est de savoir - comme nous nous le sommes demandé au début - si à certains moments, certaines personnes peuvent avoir un aperçu de cela.

 

Krishnamurti : Oui, nous avons examiné cette question.

 

Renée Weber : Et ces personnes-là constatent de manière consciente une certaine différence.

 

Krishnamurti : Non, ils se rendent seulement compte qu'ils ont envie de cela, pour pouvoir vivre mieux. N'est-il pas vrai qu'en général, lorsqu'une chose nous procure un grand plaisir, quand elle s'achève, on en garde le souvenir et on voudrait tellement...

 

Renée Weber : On voudrait qu'elle revienne.

 

Krishnamurti : On voudrait que les choses en restent au même niveau. Regardez autour de vous, le cinéma, la télévision, le sexe - qui a ici une place prédominante, tout tourne autour du sexe, la mode féminine en témoigne ; mais je ne vous apprends rien. Je ne suis ni pour ni contre, je dis simplement que c'est ce genre de vie que tout le monde veut. Et je dis : « Bon, d'accord, agissez à votre guise, mais en vivant de cette façon vous allez vous détruire. Vous allez détruire la Terre, à force de pollution, et ainsi de suite, tout cela pour suivre votre mouvement. » Et j'ajoute : « Désolé, mais vous êtes tous vraiment trop bizarres et névrosés, alors avec votre permission, je préfère vous fausser compagnie. »

 

Renée Weber : Vous citez cet exemple parce qu'il illustre le problème qui se pose quand une chose donnée se transforme en objet de désir.

 

Krishnamurti : Bien sûr.

 

Renée Weber : Et qu'il s'agisse d'un état de paix de l'esprit, ou d'un objet, ou d'une expérience sexuelle...

 

Krishnamurti : Dès lors que l'on désire, on appartient à l'objet de son désir.

 

Renée Weber : Oui. Cette chose, qui est devenue un objet de désir, elle est face à moi, je suis face à elle, et je la veux.

 

Krishnamurti : Supposons que vous me détestiez - j'espère qu'il n'en est rien ! - et que je vous déteste également, c'est la situation normale.

 

Renée Weber : Oui, malheureusement.

 

Krishnamurti : Vous me giflez, je vous gifle. Mais si je dis : « Je ne veux ni donner ni recevoir de gifles, alors ça suffit, laisse-moi tranquille, continue sans moi, si tu veux continuer comme ça, ne te prive pas, continue. » Voyez-vous ce qui se passe alors ? Vous quittez ce courant. Et l'on dit de vous : « Quel homme étrange ! Il doit être un peu dérangé, ou bien c'est un héros ou un saint, dans ce cas vénérons-le » - et on a là une nouvelle forme de distraction ! Voilà donc comment les choses se passent. L'homme en question dit alors : « Non, je vous en prie, ne faites rien de tout cela. La porte est ouverte : venez si vous voulez, mais c'est vous qui devez franchir le seuil, je ne vais pas vous pousser, c'est vous qui devez venir de votre plein gré, la décision vous incombe. Il n'y a de ma part ni insensibilité, ni indifférence ni manque de compassion. Mais c'est ainsi : à prendre ou à laisser. Le festin est prêt, mais si vous n'avez pas faim, alors tant pis. »

 

Renée Weber : Pourtant ils ont faim.

 

Krishnamurti : Je sais, bien sûr qu'ils ont faim, les pauvres bougres, mais ils tombent dans toutes sortes de pièges. Ce pays regorge de gourous - gourous religieux, catholiques, protestants, hindous, ou bouddhistes, tous les gourous semblent s'être donné rendez-vous ici.

 

Renée Weber : Sans compter les gourous athées !

 

Krishnamurti : Oui, n'oublions surtout pas les gourous athées ! Eh bien, vous pouvez les garder, tous ces gourous - ou, pour paraphraser la Bible, tous ces « faux dieux ». A mon avis, la chose est tellement simple que nous passons à côté sans la voir. Nos esprits sont si compliqués, si intelligents, si habiles - nous avons l'habitude de cela.

 

Renée Weber : Mais la chose est-elle vraiment si simple ?

 

Krishnamurti : Non.

 

Renée Weber : Mais vous avez dit qu'elle état si simple que nous passions à côté sans la voir.

 

Krishnamurti : Bien sûr.

 

Renée Weber : Alors, il faut simplement abandonner le « moi » et ne plus nous identifier à rien ?

 

Krishnamurti : Oui, c'est un début.

 

Renée Weber : Cela suppose de prendre le temps d'effacer des années de conditionnement !

 

Krishnamurti : Non.

 

Renée Weber : Mais comment la chose pourrait-elle être aussi simple ?

 

Krishnamurti : Le conditionnement est le mouvement de la pensée.

 

Renée Weber : Oui.

 

Krishnamurti : Il faut donc prendre conscience de tout l'ensemble de ce mouvement de la pensée, ne pas le renier, ne pas se demander non plus comment faire pour y échapper - mais être conscient de tout ceci. Voyez tout ce dont la pensée est responsable, dans le domaine de la technologie, de la religion, voyez toute cette structure du monde chrétien. Vous avez sûrement entendu prêcher les évangélistes dans ce pays ! Renée Weber : Krishnaji, je voudrais vous poser une question. Nous ne sommes pas obligés de l'enregistrer, c'est à vous de décider. C'est une question qui revient souvent, et que je vous pose avec un respect réel et sincère. Pour tous ceux - dont je fais partie - qui sont fréquemment venus vous écouter, la question qui revient sans cesse est celle-ci : « Pourquoi la chose est-elle si claire pour un seul homme, et malgré tous ses efforts pour l'expliquer, la rendre plus claire, plus accessible aux autres, pourquoi ceux-ci échouent-ils? Cette chose est-elle à la portée de tous ? »

 

Krishnamurti :J'affirme que ce qu' un individu peut faire, tout le monde peut le faire.

 

Renée Weber : Mais c'est cela qui est sans cesse remis en question. Car si c'était vrai, tout le monde ne le ferait-il pas ?

 

Krishnamurti : Écoutez-moi bien. Tout d'abord, nous sommes si fortement conditionnés, en tant que chrétiens, bouddhistes et ainsi de suite, et ce conditionnement sous-entend... vous le savez bien tout ce qu'il sous-entend. Par exemple, si j'ambitionne de devenir directeur d'école, ou Président de ce pays, croyez-vous que je vais abandonner mes projets au profit d'une chose qui paraît tellement...

 

Renée Weber : ... vague.

 

Krishnamurti : Non, tellement claire au contraire ! Intellectuellement, je comprends très bien que c'est quelque chose qui peut s'avérer plutôt difficile, et qui signifie en outre que je risque de ne plus vouloir être Président !

 

Renée Weber : C'est vrai.

 

Krishnamurti : J'opte donc pour la Présidence !

 

Renée Weber : D'un autre côté, je crois que mon rôle de Président va m'apporter le bonheur ; donc, si je suis convaincu que cette chose m'apportera encore plus de bonheur, pourquoi ne m'engagerais-je pas...

 

Krishnamurti : Parce que rien n'est garanti.

 

Renée Weber : C'est juste !

 

Krishnamurti : On échange une chose pour une autre.

 

Renée Weber : Exactement, c'est ce que je voulais souligner. Je dois savoir lâcher tout cela et sauter dans l'inconnu.

 

Krishnamurti : Ah non ! Je dois voir la fausseté de tout ceci.

 

Renée Weber : La fausseté de tout ceci ?

 

Krishnamurti : Et donc l'abandonner - renoncer à ce que je fais actuellement.

 

Renée Weber : Mais sans la moindre garantie.

 

Krishnamurti : Bien sûr.

 

Renée Weber : Nous sommes d'accord.

 

Krishnamurti : C'est comme si l'on renonçait à une chose pour en avoir une autre.

 

Renée Weber : Exactement. C'est l'exemple à ne pas suivre, mais les gens ont peur de tomber dans un gouffre et de se retrouver sans rien. Je veux bien renoncer à cette réalité-ci, mais je ne vais pas comprendre ou réaliser l'autre, et je vais me retrouver les mains vides.

 

Krishnamurti : Je veux bien renoncer à telle chose-ci, à condition que telle autre me soit garantie.

 

Renée Weber : Exactement.

 

Krishnamurti : Tous les systèmes religieux sont basés sur ce principe.

 

Renée Weber : Vous avez effectivement répondu à la question, en disant que si la motivation des gens était sérieuse, totale, eux aussi y arriveraient, eux aussi comprendraient.

 

Krishnamurti : C'est si simple. C'est comme si quelqu'un vous disait : « Vous ne savez pas nager, laissez-moi vous aider », mais vous refusez d'entrer dans l'eau, parce que vous avez déjà peur, vous ne voulez pas faire un geste. Mais si l'on vous dit : « Je vous garantis que vous n'allez pas couler, grâce à ceci, cela et autre chose encore », alors vous allez...

 

Renée Weber : Et pourtant, personne n'est en droit de dire cela, c'est impossible à dire.

 

Krishnamurti : Non, ce serait sacrilège de dire pareille chose...

 

Renée Weber : Je sais, ce serait impossible, et là est le problème.

 

Krishnamurti : Mais c'est de cette façon que les gourous s'enrichissent ! C'est ainsi que toutes les Églises du monde se sont enrichies.

 

Renée Weber : Vous dites que c'est tout simple et que nous avons l'esprit saturé de connaissances, mais un simple paysan qui n'a pas l'esprit encombré n'y arrive pas mieux.

 

Krishnamurti : Évidemment pas, parce qu'il est obtus, contrairement aux autres.

 

Renée Weber : Exactement.

 

Krishnamurti : Il faut avoir l'esprit délié, et percevoir clairement les choses telles qu'elles sont.

 

Renée Weber : Un esprit que rien n'encombre.

 

Krishnamurti : Absolument, c'est la condition requise pour voir les choses telles qu'elles sont.

 

Renée Weber : Un esprit délié, mais qui ne soit pas engorgé par son contenu.

 

Krishnamurti : Engorgé par des concepts. Oui, c'est cela - des concepts, des idéaux. En définitive, il n'y a pas de justice dans le monde. N'est-ce pas ? C'est évident.

 

Renée Weber : Il y en a très peu.

 

Krishnamurti : Il n'y en a aucune. Parce que vous êtes intelligente, moi pas. Vous êtes grande, je suis petit. Vous êtes née riche, je suis né dans une cabane. Vous roulez dans les plus belles voitures, je vais à pied. Vous avez un esprit vif, moi pas. Vous êtes libre, je ne le suis pas. C'est si évident : il n'y a aucune justice. Nous avons soif de justice, mais elle n'existe pas.

 

Renée Weber : Que conclure de tout cela ? Que la Nature a distribué les choses de façon inégale ?

 

Krishnamurti : Il faut d'abord admettre cela, voir que la justice n'existe pas - d'accord ?

 

Renée Weber : Je dirais plutôt que l'égalité n'existe pas.

 

Krishnamurti : Il n'y a pas d'égalité. Non, aucune justice.

 

Renée Weber : Dans ce sens, je suis de votre avis. Quelles sont les conséquences ?

 

Krishnamurti : C'est ce qui m'arrive lorsque je vois qu'il n'y a pas de justice. Je suis pauvre, il n'y a pas de justice en ce monde. Ou bien je deviens amer, violent, je suis en colère...

 

Renée Weber : Ou je suis déprimé.

 

Krishnamurti : Déprimé, bien sûr. Mais si je ne fais rien de tout cela, si je ne parle pas d'égalité, si je ne la recherche même pas - alors je suis un homme libre.

 

Renée Weber : La démarche n'est pas claire.

 

Krishnamurti : Tant que je fais des comparaisons, je suis pris au piège.

 

Renée Weber : Mais la rancœur va persister.

 

Krishnamurti : Je suis pris au piège. Donc, je ne compare pas. Je n'ai personnellement jamais fait la moindre comparaison. Cela peut paraître bizarre, ou fou, mais c'est un fait.

 

Renée Weber : Croyez-vous que si vous étiez un métayer ayant six enfants à nourrir, et que vous voyiez le propriétaire sillonner nonchalamment ses terres, vous ne feriez pas de comparaisons ?

 

Krishnamurti : Bien sûr, je serais en colère.

 

Renée Weber : Ce ne serait que naturel.

 

Krishnamurti : J'aurais de la rancœur, car j'aimerais pouvoir le surclasser, car j'aurais envie de lui ressembler.

 

Renée Weber : Oui, vous voulez pouvoir nourrir vos enfants, et...

 

Krishnamurti : Oui, et tout ce qui s'ensuit. Mais si toute comparaison est absente - ah, là, c'est une tout autre existence !

 

Renée Weber : Tout cela est très intéressant. Merci beaucoup.

 

 

  Ojai, le 3 mars 1983

 

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