Un texte inspiré d'un dialogue lors d'une journée Connaissance de soi à Trévoux.
C'est l'exemple (et le témoignage) d'une belle exploration commune, et d'une vision profonde en mouvement...
- Bonjour à tous les deux, de quoi voudriez-vous parler aujourd’hui ? Qu’allons-nous explorer ensemble, qu’allons-nous investiguer ?
- J’ai pensais à un sujet, je ne sais s’il va vous intéresser ? J’ai bien réfléchie et je formulerais mon questionnement ainsi : Y a-t-il une ou plusieurs réalités ? Et comment savoir cela ? Car si nous sommes dans une réalité particulière, comment la découvrir, et peut-on découvrir alors une autre réalité que la sienne ?
Car si on ne peut pas toucher une autre réalité que la sienne, on prend inévitablement « son monde » pour le Monde.
- Bien, cela vous convient-il également ?
- Oui très bien, c’est un vaste sujet. Qui me parait important et fort complexe.
- Donc nous sommes d’accord, nous allons examiner, explorer cette question.
Alors commençons : Pour vous qu’est-ce que la réalité, le réel ? Comment percevons-nous cela ?
- Je dirais que la réalité, c’est ce que l’on perçoit avec les sens. Je sens le parfum d’une fleur, je vois, j’entends, je goute et je touche le monde. Les sens sont notre porte d’entrée vers le monde extérieur.
- Mais peut-être que nos sens nous abusent, peut-être sont-ils conditionnés ? Quand nous disons que l’herbe est verte, qu’est-ce que cela veut dire ? On peut très bien imaginer une autre culture qui dirait que l’herbe est rouge, ou bleue.
- Nous disons donc que nos sens sont conditionnés par la culture, qu’elle soit religieuse, éducative, sociale ou politique. Attendez, mais qu’est-ce cela veut dire ? N’allons pas trop vitre s’il vous plaît.
Il y a quelque chose qui est perçu, et cette perception est traduite dans notre cerveau par un nom, une définition, « cette herbe est d’un très beau vert ».
- Ou une autre personne peut dire, « Que ce gazon est laid et si mal entretenue, notre partie de golf va bien mal se passer (rires) »
- Oui ou un autre commentaire encore. Mais nous parlons bien de quelque chose, et même si un original vient et nous dit « Mais enfin voyons messieurs, cette herbe magnifique est d’un rouge des plus exquis ». Il y a bien quelque chose que nous percevons, que nous voyons en dehors de nous. D’accord, sommes nous ensemble ? Il y a un élément extérieur, il y a perception, puis nous nommons la chose perçue. Dans notre exemple, la couleur et le nom « vert » sont bien évidemment des conventions humaines. En soi la couleur du gazon est de peu d’importance, mais les conventions du langage et de la parole sont des systèmes qui permettent aux hommes de vivre ensemble et de se comprendre.
Dans une communauté d’êtres humains, il est nécessaire d’avoir des règles communes, comme par exemple rouler à droite sur une route. Ces conventions n’ont d’importance que parce qu’elles organisent la vie en société de l’homme. En elles-mêmes leur valeurs sont assez porches du nul.
- Donc il y a bien quelque chose à percevoir, comme une réalité, un réel, nos sens entre en action, puis la sensation arrive au cerveau, et là il y a une interprétation de la sensation. Interprétation qui se ferra selon notre conditionnement. C’est bien cela.
Alors si j’ai bien compris, on ne sait pour l’instant s’il y a plusieurs réels, ou réalités, mais il semble très probable qu’il puisse y avoir de nombreuses interprétations.
- Oui naturellement, regardez la Bible, combien de groupes religieux l’interprètent différemment ? Les Catholiques, les Calvinistes, les Mormons, les Orthodoxes d’Orient, les Adventiste du septième jour, que sais-je encore. Et déjà la Bible est en elle-même une interprétation, une convention. Donc il peut y avoir, et en fait il y a de très nombreuses interprétations du monde. Interprétation religieuses, nationalistes, philosophiques, politiques, économiques, et aussi romantiques… Et voyons les choses telles qu’elles sont, les hommes ne se battent-ils pas depuis toujours pour imposer leur point de vue ? N’y a –t-il pas luttes et conflits pour convertir l’autre à notre propre convention ?
- L’histoire de l’humanité nous montre cela en effet, guerres en tous genres, depuis aussi loin que les livres d’histoire remontent. Mais alors qu’en est-il des réalités plurielles ? Est-ce une question biaisais, peut-on répondre même à cette question ?
- J’ai soulevé cette question, car pour moi, elle sous entends la question de la solitude et de la relation à l’autre. Si il y a plusieurs réalités, peut-être avons même chacun la nôtre, et dans se sens là, nous sommes isolés d’autrui.
- Bien revenons un peu sur cette interrogation. Y a-t-il plusieurs réalités ? Comment savoir, voir et comprendre ce réel ? Concernant le réel nous ne savons pas vraiment quoi penser, mais nous venons de voir que l’homme peut créer un nombre pratiquement infini d’interprétations. Une interprétation étant un commentaire sur un fait, sur une action ou une perception. Il y a le fait, cet oiseau vol dans le ciel, puis il y a mon commentaire, «c’est un rapace, une buse et elle vole très haut dans le ciel».
Nous comprenons qu’il y a plusieurs manières de parler d’un vol d’oiseau, prenons plusieurs personnes qui voient le même vol au même endroit. Chaque individu aura une perception légèrement différente des autres, avec une interprétation elle aussi différente des autres personnes présentes. Il n’y a qu’un vol, mais il y a plusieurs commentaires.
Alors maintenant, prenons l’option « il y a plusieurs réalités ». Comment découvrir ces réalités. Si nous avons accès à l’une ou l’autre, nous allons comme d’habitude faire un commentaire, et avoir une interprétation de ces réels. Donc nous allons à nouveau nous isolés dans un coin du réel.
- Oui je vois bien ce que vous dîtes, je crois bien que ce n’est pas la bonne question finalement : Une réalité ou plusieurs ? Mais c’est la question de l’interprétation qui isole l’homme de l’homme, de la nature et même de l’univers.
- Nous vivons chacun dans une bulle qui semble nous protéger, mais qui, au final nous isole et nous rend triste et malheureux.
- Mais peut-on briser cet isolement, cette solitude ? Peut-on sortir de cette bulle ? N’est-ce pas ça la bonne question ?
- Avançons doucement s’il vous plaît, n’allons pas si vite.
Un petit rappel, nous l’avons déjà dit lors d’autres dialogues, mais permettez moi ce rappel : Les commentaires suivent la perception, c’est un mouvement de la pensée qui commente et qui parle de notre ressenti devant une situation.
Quand le commentaire arrive dans l’esprit, l’homme se parle à lui-même. Il n’est plus attentif à la situation qui est devant lui, quand il se préoccupe de son propre ressenti l’homme en fait se préoccupe de lui. Le commentaire parle au « moi » et est une action du « moi ».
- C’est vrai, mais l’inverse existe aussi. Par exemple, un jour nous nous promenions avec ma compagne dans la nature et à l’orée d’un bois, soudain nous avons vu une biche. Elle était magnifique, si belle et gracieuse, pendant un temps, tout était suspendu, plus de pensées, plus de commentaires, plus de temps. Rien que la beauté de cet animal, c’était vraiment merveilleux.
- Oui on a tous vécus des rencontres qui nous transportent, qui font que l’être humain s’oublie parfois…
- Peut-être, mais maintenant beaucoup parlent de ce genres d’expériences, je ne doute pas de votre témoignage mon ami, mais toutes ces descriptions font naître de l’avidité dans l’esprit de certains. Et on a parfois le sentiment que cela peut-être crée par un désir, et devienne un simple vue de l’esprit, une croyance qui se voit confirmer par une expérience. Avant les gens d’église, les saints avaient des extases, et tout le monde trouvaient cela formidable, extraordinaire, puis il y a eu comme une épidémie d’extases partout à travers l’Europe.
Aujourd’hui c’est « l’éveil »qui est à la mode, tous les jours sur internet on voit des témoignages et des récits d’éveils, une vraie contagion.
Mais passons, donc la beauté, la noblesse d’une biche fait que je la regarde, elle est si belle, tellement svelte. C’est la grâce même, alors je m’oublie totalement, le temps s’arrête et les commentaires ne sont pas là. C’est comme si l’infini me prenait par la main.
- Et tout est d’une grande beauté, et notre esprit est plein de silence, aucun discours, rien, pas de mouvement. Et puis la biche saute et sans va, et nous restons un moment subjugué par cette rencontre. Il y a eu une relation vraiment différente pendant ce temps si particulier.
- Vous étiez vraiment avec elle, vous étiez ensemble.
- Oui mais aussi avec ma compagne, avec les arbres tout autour.
- Voulez-vous que nous regardions cela profondément, ayons une vision profonde de cet événement.
Devant cet animal, devant sa grâce et sa beauté fragile, l’esprit en a la souffle coupé, c’est tellement intense, que vous regardez vraiment, totalement, avec tous vos sens en aguets. Votre attention est entièrement tournée vers le cervidé, c’est lui qui compte, pas vous et vos réactions, d’accord ? Donc pas de commentaires, ce qui veut dire que la pensée est absente, suspendue. Aucune question ne vient troubler la contemplation, plusieurs réels ou un seul, là n’est pas l’important !
Ce qui est devant nous, nous ne le nommons pas, car l’esprit est totalement silencieux et immobile. Alors la relation devient différente, nous sommes avec la biche, avec les arbres, avec notre compagne et avec tout l’univers, plus aucune séparation n’existe.
- C’est vrai, en fait il y a une telle unité des choses et de la vie. L’espace et le temps semble être abolis, même si c’est momentané évidemment.
- N’y a-t-il pas un souci là ? Pourquoi cela doit-il finir ? On le vit puis on le perd, sans cesse cela sans va, s’enfuit de notre vie. N’est-ce pas frustrant à la fin ?
- Mais chère amie, tout finit, rien ne dure dans la vie. Le soleil se couche, mais il y a aussi l’aurore, il y a l’hiver et également le printemps. Tout finit, et sans cesse d’autres choses naissent. C’est ainsi, telle est le mouvement de la vie, nous n’y pouvons rien. Même le soleil va mourir un jour, et dans l’univers d’autres soleil naissant sans cesse.
- D’ailleurs, pendant la rencontre avec la biche, on ne se pose pas la question de la fin de la rencontre. C’est après que cela peut se gâter, si on ne prend pas garde on peut cultiver une envie, une nostalgie névrotique de l’événement. Et on va retourner sur les lieux en espérant revoir l’animal. Mais cela ne marche pas évidemment.
- Non car cela est survenu de manière spontané, non prémédité, c’était une rencontre naturelle et pas artificiel, cela n’était pas une création humaine. En voulant reproduire l’événement, on le perd, quelque chose de pure est détruit par cette action.
Je ne sais pas si vous connaissez cette histoire : Un homme découvre dans une jungle profonde une merveilleuse cascade, l’eau en est cristalline, tellement lumineuse et transparente, jaillissante avec une telle énergie. Alors l’homme se met à vouloir adorer l’eau de cette cascade, il désire l’emporter chez lui pour la voir chaque jour et lui faire des offrandes comme à un dieu ou a une déesse. Pris par son désir, il met l’eau dans un bocal, et repart chez lui tout heureux. Il pose le bocal au dessus de sa cheminée, et chaque jour il l’adore. Mais qu’a-t-il donc fait ? Il y avait une eau fougueuse, pleine d’énergie, remplie de la joie de vivre de la cascade, et maintenant il y a de l’eau croupie dans un bocal, de l’eau devenu morte et stérile. Vouloir retenir la vie, c’est la détruire.
Les choses finissent, tous finit, mais sans interruption tous naît également. Mort et naissance vont de paire et font le mouvement même de la vie.
Une rencontre va finir aussi, et si l’esprit est calme, tranquille, il ne cherche pas à retenir, jamais aucune retenue ou tentative de posséder ne naît dans un esprit en paix.
- Pour ma part je n’étais pas triste après cette entrevue, au contraire, c’était comme un privilège d’avoir vécu cela. J’étais heureux de ce contact, de cette rencontre.
- Je voudrais si vous le permettez, explorer un autre aspect de ce genre d’expériences. On parle presque exclusivement d’une relation différente avec le monde extérieur, le contact avec un arbre, un animal, le soleil, un être humain. Mais quand est-il de l’intérieur de l’homme ?
- Excusez-moi, mais je ne saisi pas trop de quoi vous voulez parler.
- On parle pratiquement toujours d’un contact différent avec la vie, avec l’univers, c’est toujours avec l’extérieur, en raison notamment, de notre observation de quelque chose d’extérieur à nous-mêmes.
- Oui cela m’est arrivé parfois avec des arbres également, mais ce n’est pas de cela que vous voulez parler.
- Non, je parle de la dimension intérieure de l’homme, qu’elle est-elle dans cette relation différente au monde ? On a une relation autre au monde, il y a comme une communion, une union avec la vie.
- Oui, on n’est plus séparé de la vie, et même si on regarde bien, de l’univers lui-même.
- Donc extérieurement, l’homme est relié à l’univers, est-ce bien cela ? Je crois que c’est un peu différent et bien plus vaste. L’être humain n’est plus séparé, qu’est-ce ça veut dire ne plus être séparé ? La séparation sous entend qu’il y a eu éloignement (au minimum) de deux choses qui étaient proches, voir qui se touchaient, qui étaient intimes l’une de l’autre. C’est comme une coupure, une rupture, mais dans le ravissement de la contemplation, cette éloignement dû à la pensée, cet éloignement est abolit. L’absence de commentaires annule la séparation et la distance, l’éloignement prend fin. Ne plus être séparé c’est donc être à nouveau avec les choses, être unis au monde. Donc l’homme retrouve l’univers comme sa maison, et physiquement il habite l’univers, et en quelque sorte l’univers l’accueil en lui.
Extérieurement l’homme vit dans la totalité de l’univers, il est uni à l’univers.
- Et intérieurement, les pensées sont absentes, ce qui veut dire que le mouvement habituel de l’esprit a cessé, mais alors qu’est ce l’esprit de l’homme ? S’il n’y a plus de pensées, c’est quoi l’esprit ? C’est cela que vous questionnez, si je vous comprends bien.
- Voilà nous y arrivons, mais allons doucement, je vous en prie. Les pensées sont absentes, suspendues momentanément. Comme vous le dîtes, alors le mouvement habituel de notre esprit, celui que nous connaissons, ce mouvement cesse. Mais que se passe-t-il alors dans l’homme, quel est l’état de sa psyché, de son esprit ? Le mouvement connu n’est plus là, pourtant devant la biche, nos sens et notre cerveau sont bien vivant et alerte dans l’observation. Nous sommes en train de découvrir qu’il existe un autre mode de fonctionnement de l’esprit, fonctionnement qui n’a rien à voir avec la pensée, et donc qui n’est pas concerné par les inventions de la pensée, les conventions diverses et variées.
Cet autre mode de fonctionnement de l’esprit n’a donc rien à voir également avec le passé, puisque les pensées parlent du passé et le représentent. On voit bien ici que cet aspect de l’esprit, disons le comme ça pour l’instant, à un caractère bien plus grand que la pensée, bien plus vaste. Le mouvement de la pensée étant limité par les souvenirs et par les expériences, son mouvement est toujours fini et borné.
Les souvenirs, la mémoire parlent évidemment de la vie de l’homme, elles racontent son histoire. La pensée, le cerveau, les souvenirs, tous parlent de l’être humain. En cela ne parlent-ils pas de la bulle psychologique dans laquelle nous vivons ?
- Cela définit la bulle, car dans cette bulle psychologique, il faut y mettre quelque chose. Il faut la faire vivre, lui donner des caractéristiques, et c’est vrai en fin de compte, lui donner une histoire.
- Oui c’est notre histoire qui est conté par le mouvement habituel de l’esprit. Et cette histoire engendre un sentiment de durée, et ça c’est très important pour le moi. Car une fois qu’il « existe », le moi veux perdurer, vivre et se prolonger dans le temps.
Mais maintenant ce mouvement n’est plus là, alors on découvre qu’une partie de l’esprit n’est pas du tout concerné par cette histoire. Et voyons quand même que cette histoire c’est aussi notre conditionnement…
Ce peut-il alors qu’il existe une partie de l’esprit qui ne soit pas conditionné. Qui soit au-delà de l’histoire, des conditionnements et des blessures de la vie, qui soit en quelque sorte libre et incorruptible. Ici voyons bien que la mémoire et la pensée ont leur raison d’être, ce sont des outils magnifiques et d’une telle complexité. Ces outils existent dans l’esprit, ils y ont leurs places évidemment, mais apparemment l’esprit est bien plus vaste. Le limité vit logiquement dans l’illimité, dans l’espace tout peut vivre, mais ce qui vit dans l’espace, n’est pas l’espace lui-même.
Donc quand la pensée s’absente, c’est l’esprit au-delà de l’homme qui entre en existence. Mais si ne n’est plus l’esprit de l’homme, qu’est-ce alors ?
- J’ai du mal à vous suivre là, si ce n’est plus l’esprit de l’homme, qu’est-ce que c’est ? Mais si on regarde l’extérieur, encore une fois excusez-moi, on voit que l’homme n’est plus séparé de l’univers, en quelque sorte il est l’univers.
- Oui, extérieurement l’homme est l’univers, et intérieurement ?
- L’esprit de l’homme devient l’univers, non ce n’est pas ça, cela ne va pas… Comment voir, sentir ou toucher cet aspect des choses ? Je sens que l’on arrive à quelque chose de très subtile et les mots me manquent…
- Extérieurement l’univers et l’homme ne font qu’un, donc l’homme est l’univers, et intérieurement l’esprit de l’homme n’est plus.
Alors, excusez-moi pour ce qui va être dit, mais je sens que c’est ainsi : Extérieurement il y a l’univers, et intérieurement ce qui existe, c’est l’esprit de l’univers…
Paul PUJOL