Les personnes, qui avaient frappé à la porte d'entrée, se trouvaient là devant nous. Il s'agissait de deux femmes. L'une aux cheveux noirs un peu frisés devait avoir quarante ans, l'autre les cheveux tirés en arrière, dégageant ainsi un visage agréable, devait en avoir à peu près vingt. Dès les premiers instants, on savait qu'il s'agissait de représentantes d'un groupe religieux bien connu. Ces personnes, prêchaient très souvent de porte en porte leurs convictions et leurs messages. Selon leurs habitudes, elles entamaient toujours la conversation sans se présenter, peut-être craignaient-elles que les gens ne referment immédiatement leur porte sans même les écouter, ce qui de toute manière devait arriver bien souvent.
Nous avions déjà parlé quelquefois avec ces personnes, et selon encore une de leurs nombreuses habitudes, s'il y avait plusieurs personnes présentes, seule la personne la plus avancée en âge parlait. Aujourd'hui cela était encore le cas, la jeune fille se tenait en retrait, effacée, mais toutefois attentive au dialogue. Sans doute l'expérience de l'une valait elle mieux que la fraîcheur de l'autre, sans doute le sérieux savoir valait il mieux que le sourire du présent. Une autre de leurs habitudes tenaces, est également de sortir assez rapidement, au bout de quelques paroles, un livre ; un livre très connu, mondialement connu, un livre sacré naturellement. A ce moment, nous essayâmes de leur faire comprendre, que si elles se basaient sur un texte et disaient détenir la vérité, d'autres humains, d'autres cultures avaient également leurs textes sacrés et leur propre vérité. Si on regarde l'ensemble de l'humanité, on voit que les hommes se méprisent et luttent sans cesse entre eux, pour l'établissement de leur vérité particulière.
"Cet état de choses est un des fondements des crimes et des guerres qui se perpétuent à travers le monde, à l'heure actuelle, mais également depuis des millénaires d'histoire."
La personne de quarante ans paraissait un peu gênée et surprise de l'intervention, et de la teneur des propos. N'étant apparemment pas convaincue, elle parla des fausses religions, qui étaient multitudes sur terre, elles enseignaient toutes de fausses vérités et adoraient de faux dieux. Leur religion à elles, n'adorait qu'un seul dieu, le seul véritable. Et leur groupe se basait sur des textes les plus anciens qui soient, et les lois des pays du monde entier étaient également basées sur ces écritures. Elle parla également des prophéties écrites et réalisées, enfin en résumé elle était persuadée d'être sur le bon chemin, le seul capable d'amener l'établissement du "royaume de Dieu" sur terre.
Nous envisageâmes la question sous un autre angle : "Ces textes sacrés, résultat d'hommes, créations d'hommes, ne découlent-ils pas de perceptions d'êtres humains, comme vous et moi? Perceptions véritables ou illusoires, mais il s'agit de conscience humaine, tout ceci a eu lieu il y a très longtemps, des siècles avant nous. Ces textes expriment, au fond, "- comment l'homme peut-il mettre fin à sa souffrance, n'y a-t-il que guerres, luttes fratricides, haines et violences dans le cœur de l'homme" ? Ces écritures sont la recherche d'un bonheur véritable, d'un établissement d'un monde totalement différent, où la paix soit réelle, palpable et durable. Mais nous-mêmes, ne sommes-nous pas des êtres humains doués de perception, de conscience, ne pouvons nous pas, nous-mêmes ressentir ces choses si importantes de la vie ? Ce livre décrit un point de vue sur la vie, donne un commentaire sur la vie ; mais vous, le ciel bleu, l'air qui se déplace dans vos cheveux, cela n'est-ce pas la vie elle-même, complètement présente, sommes-nous, êtes-vous différente de cela ? Nous en faisons partie, en fait nous sommes la vie, il nous faut devenir sensibles et voir comment résoudre nos problèmes par nous-mêmes, avec honnêteté et vérité".
En parlant nous nous adressions également à la jeune personne, qui prit alors la parole : "Mais il y a tellement peu de gens qui se préoccupent réellement de tout ceci".
"Certes, il y a peu de gens, mais n'est-ce pas une raison supplémentaire pour aller au bout de la quête ? Une fois qu'elle est entamée, si on ne fait que la moitié du chemin, on ne découvre pas la totalité, et une partie, en elle-même, ne se suffit pas. Elle existe en rapport avec le tout, il nous faut découvrir la totalité de la vie, et alors nous saurons comment agir dans le monde, sans détruire et briser autrui."
La personne plus âgée semblait à présent un peu ennuyée par notre insistance, elle jetait de rapides coups d'œil à sa montre. Nous nous disions en nous-mêmes, que la vérité devait être moins importante que le temps qui passe, et que pour cette personne les mots n'étaient que des choses vides, creuses de toute sensation, ne servant uniquement qu'à réaliser une ambition personnelle. A côté d'elle, au contraire, la jeune femme avait abandonné avec satisfaction sa retenue ; ses yeux étaient étonnés de voir quelqu'un parler avec elle de ces graves problèmes. Qui plus est, son attention s'était aiguisée lorsque l'on avait parlé de sensibilité et de conscience, on voyait qu'elle avait découvert quelque chose, peut-être de très diffus mais inexistant auparavant. Elle parla à son tour et dit que leur livre malgré tout leur enseignait qu'un jour, le Royaume des cieux serait sur terre, et que seuls les élus seraient sauvés. Ils seront alors immortels et vivront éternellement. Il y avait un très beau rouge-gorge dans le grand platane derrière elles. Les feuilles en tombant se riaient de notre dialogue, et l'oiseau s'envola en criant.
Après avoir écouté la jeune fille, sans l'interrompre, nous lui demandâmes depuis combien de temps, d'années, de siècles même, ils attendaient ce paradis ? "Ces écritures très anciennes (mais il en existe de plus anciennes), annoncent la venue d'un paradis sur terre, depuis tellement longtemps, qui donc a vu cela ? Personne encore ne l'a jamais vu! On adore ces textes depuis très longtemps, de très nombreuses personnes dans de nombreux pays les adorent, à travers le monde entier on les étudie, et pourtant cela a-t-il réellement transformé, profondément changé la face du monde ? Ne nous voilons pas le regard, voyons les choses avec honnêteté".
La jeune personne reconnut avec sincérité que cela n'avait pas changée de manière totale le monde. Nous vîmes le visage mi- offusqué, mi- sévère de sa compagne devenue à présent exceptionnellement silencieuse. Celle-ci se résignait à écouter notre discussion, sans en faire partie. Elle était comme absente, plongée en elle-même, nous lui avions indiqué que citer un livre n'était peut-être pas faire preuve d'une grande sensibilité, depuis elle avait très peu parlé.
Nous proposâmes encore un autre point de vue : "si le Royaume des cieux était présent, auriez-vous encore besoin de textes sacrés ? Si la chose est vivante, réelle et concrète, a-t-on besoin d'une description d'autrui pour voir et toucher cela" ?
La jeune femme acquiesça de la tête.
"Et si tous les textes sacrés empêchaient les hommes de s'unir, de vivre ensemble dans une même Vie, dans un même univers, unique et entier ? Au lieu de lire, ne vaudrait-il pas mieux vivre ?".
"Peut-être, mais cela semble difficile", répondit-elle.
"Difficile ne veut pas dire impossible, il ne nous faut pas démissionner devant le défi de la vie".
Son regard était déjà chargé d'une petite flamme, la vie semblait l'animer à présent bien plus qu'au début de la conversation, avec son air réservé, presque absent, malgré ses yeux ouverts. A présent, une porte jusqu'à maintenant fermée était entr'ouverte.
"Nous nous excusons, mais nous ne pouvons rester plus longtemps, on nous attend dans le village".
Ce fut en ces termes que la personne de quarante ans sortit de son silence. Elle s'excusa une nouvelle fois, puis insista pour nous donner une petite revue de leur organisme ; c'était une personne très obstinée. Nous avions parlé pendant quelques temps tous trois ; pour certains cette discussion était devenue une méditation vraie, une recherche sérieuse, et donc une découverte. Et pour d'autres, elle s'était transformée en dialogue ennuyeux, qui finalement était devenu une corvée. Ceux qui avaient parlé au début s'étaient tus, et leur silence avait permis l'expression libre d'autres, une communion vraie.
A présent, le pas de la porte était redevenu silencieux, et l'on regardait les deux personnes s'éloigner. La flamme vacillante allait-elle grandir et clarifier celle qui l'a portée en elle ? Ou alors allait-elle s'amenuiser, puis s'éteindre au contact de l'autorité et de l'expérience ? Mais cela était une question sans importance, car ce qui était, c'était l'existence d'une lueur, et en fait une telle lueur ne peut s'éteindre entièrement. Cette lueur avait en elle le germe de la vérité et de l'amour, ce germe croît au contact de la vie ; - et un visage jeune avait à présent la mouvance de la vie en lui.
En votre cœur, la flamme vacillait doucement, immuable, et le bleu du ciel vous emportait avec lui.
- La félicité était sur terre.
Paul Pujol, "Senteur d'Eternité".
Editions Relations et Connaissance de soi.
Rencontres, pages 64 à 69.